Alors que les présidents George W. Bush et Vladimir Poutine se rencontrent à Kennebunkport, dans le Maine, ce week-end, le leader russe a de nombreuses raisons de sourire. Son pays accroît sa domination stratégique sur la fourniture énergétique à l’Europe pendant que les efforts américains pour promouvoir une diversité énergétique pour l’Europe échouent et que la politique énergétique de l’Union européenne est en pleine confusion ”. C’est Adrian Karatnycky, président du “ Cercle Orange, un réseau international promouvant les réformes démocratique en Ukraine ”, qui parle pour le Washington Post, dimanche 1er juillet 2007.L’entrevue ne plaît pas à tout le monde, et Ria Novosti rapporte – avec malice ? – le commentaire que Zbigniew Brzezinski, l’ancien conseiller du président Carter, a donné à CNN (1) : “ Les Russes ont profité de la guerre en Irak, ils jouissent actuellement d’une influence bien plus grande (dans le monde). Ils savent que nous en avons besoin (…). Nous faisons fi de ce qu’ils (les Russes) nous font (…). Recevoir Vladimir Poutine dans ce contexte est absurde, car la politique étrangère ne se fait pas par les rapports personnels théâtraux ou les promenades en bateau dans une station balnéaire. Elle implique des négociations sérieuses et la compréhension des problèmes sur lesquels nous sommes d’accord et ceux qui suscitent nos divergences. Kennebunkport n’est pas un endroit convenable pour cela « .
Les deux hommes se sont séparés, sans, dit la presse, aucune avancée. Disons plutôt sans déclaration spectaculaire : s’il n’y a pas matière à noircir facilement du papier, il y a matière à réfléchir. “ “Nous avons eu un dialogue stratégique prolongé, dialogue que je trouve important, nécessaire et productif », a déclaré M. Bush aux journalistes à l’issue de ses entretiens avec le président russe (…) ” rapporte Ria Novosti (2). Si les deux présidents sont souvent en contact (3), George Bush avait organisé cette visite pour que le dialogue soit, autant que possible, détendu et direct : pourquoi ne serait-ce pas convenable ? Voilà deux hommes en partie responsables de l’équilibre du monde. Qu’ils échappent, fut-ce brièvement, à leurs bulles sécurisées pour se connaître mieux ne nuit en rien au sérieux des sujets abordés, nous semble-t-il.
“ Lors d’une partie de pêche à Kennebunkport, le président Vladimir Poutine a attrapé un sébaste de 45 cm de longueur, a annoncé une source au sein de la délégation russe. Après la prise de mesure, le poisson a été relâché dans l’océan. C’est par une partie de pêche matinale qu’a commencé le deuxième jour de la visite du président russe dans la résidence familiale des Bush à Kennebunkport dans le Maine. Comme la vielle, son propriétaire, George Bush senior, a conduit au large sa puissante embarcation à moteur Fidelity-3, avec deux présidents, russe et américain, en qualité de membres d’équipage (…). Avant le petit déjeuner, les présidents russe et américain se sont longuement promenés en discutant. Les négociations ont commencé après la partie de pêche. Du côté russe, y participent l’assistant du président Sergueï Prikhodko et le ministre des Affaires étrangères Sergueï Lavrov, du côté américain, le conseiller du président en charge de la sécurité nationale Stephen Hadley et la secrétaire d’Etat Condoleezza Rice ”.
Le sujet central des discussions ?
“ Nous avons parlé de sécurité nucléaire et nous avons largement progressé en établissant des fondations pour les futures relations entre les Etats-Unis et la Russie sur les questions de sécurité nucléaire. Nous avons parlé de nos relations bilatérales, nous avons parlé de nos relations avec des pays comme l’Iran et la Corée du Nord. Nous avons eu un dialogue très long, un dialogue stratégique que j’ai trouvé important, nécessaire et productif ” a déclaré George Bush (4). Pour le président russe :  » Pour ce qui est de l’avenir, nous avons discuté du renforcement ultérieur de nos relations bilatérales, de leur éventuel niveau plus élevé (…). Selon Vladimir Poutine, lors de ces négociations, il a été, entre autres, question des problèmes d’actualité, y compris de la défense antimissile et de la sécurité stratégique. « Si cela se produit, et je tiens à y attirer votre attention, les relations entre nos deux pays vont améliorer pour revêtir progressivement un caractère stratégique, ce qui est tout à fait réalisable  » (2).
Sur les sujets nucléaires au moins, des accords devraient être signés mardi 3 juillet entre Condoleeza Rice et Sergeï Lavrov, ministre des Affaires étrangères. Ils concernent les relations des deux puissances après l’expiration du Traité (bilatéral) START I (Strategic Arms Limitation Talks), le Traité de réduction des armes stratégiques signé le 31 juillet 1991 qui vient à échéance en 2009 (5), c’est-à-dire après la fin du mandat des deux présidents, Vladimir Poutine au printemps 2008 et George Bush à l’automne de la même année. Il ne s’agit donc pas de rien mais du signe que, contrairement à la période de la guerre froide, les deux puissances ne se regardent plus au travers de leur compétition nucléaire – c’est le président Bush qui le fait remarquer – malgré l’intense gesticulation consécutive à la volonté américaine d’installer son bouclier anti-missile en Europe de l’Est.
Et bien sûr, le sujet était sur la table. Même si nous admettons la sincérité de la préoccupation américaine concernant la protection de son territoire contre d’éventuelles agressions d’Etats voyous, c’est toute une conception du monde qui est en cause – et en particulier de l’Europe, restreinte et vassale pour George Bush, quand elle est – dans sa réalité historique et humaine – en partie russe pour Vladimir Poutine. Rappelons-nous comment Mikhaïl Gorbatchev parlait, dès 1992 : “ Si a lieu ici, en Europe, la construction d’une nouvelle maison commune et si naît une Europe nouvelle, ce sera la garantie d’une ère de développement paisible pour l’humanité tout entière. Car l’Europe dispose de potentialités politiques, économiques et culturelles sans égales (…). Notre position, à nous Européens (…)…” (6).
Nous, Européens… Voilà un concept étranger à George Bush.
Et même si la maison commune s’est éloignée, il n’est pas acceptable pour Vladimir Poutine que les Américains y installent unilatéralement leurs armes – ce que George Bush veut faire en Pologne et en République tchèque avec son projet de bouclier anti-missile. Comme à son habitude pragmatique, devant l’insistance américaine et la mollesse (officielle) européenne, il offre une alternative qui associe la Russie au projet – et l’Europe à travers l’OTAN. Outre le partage de la station de Gabala, en Azerbaïdjan (qui avait beaucoup intéressé le président français lors du G8), il propose d’installer un système d’alerte dans le sud de la Russie et deux centres d’échange d’information, l’un à Moscou, l’autre à Bruxelles. Ce qui rendraient inutiles les stations en Europe de l’Est.
Bon, George Bush n’est pas enthousiaste. Mais les deux hommes doivent se revoir : or le “soutien” européen au projet américain est en réalité inexistant, et les dossiers en cours ne favorisent pas une position intransigeante de Washington. En dépit des efforts américains, les pays européens négocient chacun pour soi avec la Russie pour leur énergie (7), la décision sur l’indépendance du Kosovo, retardée de six mois sur proposition de Nicolas Sarkozy se heurte toujours au veto russe, les sanctions contre l’Iran nécessitent un agrément de Moscou pour être ratifiées au Conseil de Sécurité de l’ONU, pour ne citer que quelques-uns des dossiers délicats. Et chacun sait que le président américain, contesté à la fois par son opinion et gêné par les Démocrates dans son propre pays, est toujours englué en Irak.
Toutefois, si Vladimir Poutine a bénéficié de l’échec américain au Moyen-Orient, il souhaite que la situation y reste “ sous contrôle ”. Que le capharnaüm s’aggrave n’est objectivement pas dans l’intérêt des Russes.
Tout ceci renvoie à la nécessité d’une coordination entre Washington et Moscou. Le président Bush le sait qui a annoncé une nouvelle rencontre avec son homologue russe : “ Je pense que nous nous verrons en Australie. Ensuite, je sais que nous parlerons au téléphone, parce qu’il y a un tas de questions sur lesquelles nous travaillons ensemble (…) et qu’il est de l’intérêt des Etats-Unis de garder des relations étroites avec la Russie ; lorsqu’il s’agit d’affronter des menaces réelles, comme la prolifération nucléaire ou la menace du radicalisme et de l’extrémisme, la Russie est un bon, un solide partenaire ”.
Si l’on veut bien relire sa phrase, elle indique clairement trois pistes. L’Australie, qui dépend entièrement des Etats-Unis pour sa sécurité, est en Asie Pacifique – on voit apparaître la préoccupation chinoise, commune, à des titres différents, mais commune, aux deux hommes. La prolifération nucléaire est un problème pour tous – même s’il est abordé différemment pour des raisons de politique d’influence par Moscou et par Washington (Qu’on pense à l’Iran ou bien à l’Inde). La lutte contre les désordres provoqués par les fondamentalistes musulmans, où qu’ils soient et où que leurs groupes terroristes opèrent, est encore un sujet de préoccupation qui rassemble les deux présidents.
Concluons : au contraire de la quasi totalité de nos confrères, nous pensons que la rencontre de Kennebunkport était importante sur tous les points. Pour une fois, ce n’est pas la “ communication ” qui prime, celle qui fait le bonheur des medias autour de poncifs mille fois remâchés et d’annonces fracassantes et dérisoires, mais la réalité austère de dossiers compliqués que ces deux hommes ont la charge de gérer au mieux pour la paix du monde : il vaut mieux qu’ils se connaissent et s’estiment. “ L’une des choses que j’ai trouvée à propos de Vladimir Poutine ”, a dit le président américain, “ est qu’il est consistant, transparent, honnête, et qu’il est facile de discuter avec lui de nos opportunités et de nos problèmes ”.
“ Bien sûr, nous poursuivrons nos relations dans le futur. La partie de pêche d’aujourd’hui a montré que nous avions en commun, que nous partageons, une très semblable passion – oui, passion ” a conclu le président russe (4).
Il s’agit bien du pouvoir, n’est ce pas ?

 

Hélène Nouaille

 

Sur le bouclier antimissile américain, voir : – Léosthène n° 284/2007 (3 mars 2007) : Bouclier antimissile US, l’Europe touchée au coeur – Léosthène n° 287/2007 (14 mars 2007) : Missiles, l’appel russe à l’Union européenne
Sur le Kosovo : – Léosthène n° 253/2006 : Kosovo, l’impasse est totale : Sur la politique de sécurité russe (accès libre) : L’intervention du président russe Vladimir Poutine à la 43ème Conférence sur la Sécurité de Munich

 

Notes :
(1) Ria Novosti, le 2 juillet 2007, article disponible en ligne (français) : http://fr.rian.ru/world/20070702/68147460.html
(2) Toutes les citations russes proviennent du site de Ria Novosti, qui consacre un dossier à la rencontre des deux chefs d’Etat. On trouvera ce dossier, en français, à l’adresse : http://fr.rian.ru/trend/Kennebunkport/
(3) Une liste de leurs rencontres, y compris téléphoniques, est donnée sur le site du Kremlin (en anglais) à l’adresse : http://www.kremlin.ru/eng/events/details/2007/07/01_135436.shtml
(4) Propos disponibles en anglais sur le site de la Maison Blanche à l’adresse : http://www.whitehouse.gov/news/releases/2007/07/20070702-2.html
(5) Sur l’ensemble des accords de désarmement, voir le site de la Documentation française (français) à l’adresse : http://www.ladocumentationfrancaise.fr/dossiers/nucleaire/desar.shtml
(6) Mikhaïl Gorbatchev, Avant-mémoires, Editions Odile Jacob, 1993, page 356.
(7) Vladimir Poutine a multiplié les accords énergétiques avec les Européens. Deux commentaires : Poutine signe le retour de la Russie dans les Balkans et la mer Noire, 29 juin 2007 http://www.geostrategie.com/cogit_content/analyses/PoutinesigneleretourdelaRu.shtml
“ M. Poutine a évoqué l’accord signé samedi entre le géant gazier russe Gazprom et l’entreprise italienne ENI sur la construction d’un nouveau gazoduc de 900 km, le South Stream, qui reliera la Russie à l’Europe via la mer Noire. Trois années seront nécessaires pour construire ce gazoduc d’une capacité de quelque 30 milliards de mètres cubes de gaz transporté par an, qui passera par la Bulgarie où il se divisera en deux branches, l’une vers l’Autriche et l’autre vers la Grèce, puis Otrante, dans le sud de l’Italie (…). La Russie fournit déjà du gaz à plusieurs pays de l’Organisation de coopération économique de la mer Noire (CEMN), notamment via le gazoduc sous-marin Blue Stream reliant le sud de la Russie au nord de la Turquie et un autre axe majeur longeant la côte occidentale de la mer Noire (…).
Les représentants des 12 Etats de la mer Noire s’étaient retrouvés pour un sommet marquant le 15e anniversaire de la CEMN, une institution fondée en 1992 pour promouvoir la stabilité entre des pays situés dans des camps opposés pendant la guerre froide.
Dans un projet de déclaration commune, ils ont affirmé l’importance « du rôle et du potentiel futur de la mer Noire élargie en termes de ressources énergétiques (…) et de corridor important pour le transit du gaz et du pétrole principalement destinés à l’Europe ».
A pipeline into the heart of Europe By M K Bhadrakumar, 30 juin 2007 http://www.atimes.com/atimes/Central_Asia/IF30Ag01.html
“ American strategic analysts feel exasperated that European capitals are simply not coordinating with Washington anymore on issues of energy cooperation with Russia. EU Energy Commissioner Andris Piebalgs told Radio Liberty point-blank, « There is no reason to doubt Russia’s dependability as a supplier as it is in that country’s financial interests to deliver on its promises. However, Russia can be expected to do what is good for Russia. I think we should be positive. » (…)
We may find the interplay of these various factors in the Russian-Italian gas pipeline mega-deal, which was announced on the eve of Putin’s departure for Zagreb. In terms of the deal, Gazprom and Italy’s Eni will build a new $5.5 billion gas pipeline called the South Stream (Yuzhy Potok) from Russia to Europe with an annual capacity of 30bcm.
The 900-kilometer pipeline will start from Russia’s Beregovaya, cross the Black Sea at a maximum depth of 2km and, after reaching Bulgaria, will split, with one part heading for southern Italy (and Greece) and another toward Romania, Hungary and Slovenia to northern Italy. A lateral spur from Hungary into Austria is also a possibility. The construction on the project, in which Russia and Italy would split the costs, will commence as early as the beginning of next year. It is scheduled to be completed in three years.
Countries along the routes will be offered minority stakes in the project but, interestingly, no transit deal is contemplated. (Putin announced in Zagreb that Russia is finally through with transit deals for its exports to Europe.) The South Stream is expected to source its gas from Central Asia and Siberia.
As the implications of the project sink in, American specialists are scrambling. They realize that at this rate, there may soon be no more « great game » left in the upstream race for Central Asian gas. Equally, in the downstream, Russia has put its toes into the cozy exclusive tent that Washington has been erecting in the Balkans out of the debris of the erstwhile Yugoslavia ”.