“ Où sont les frontières de l’Union ? Et l’Union doit-elle avoir des frontières ? ” demandait le président français à l’occasion de la Conférence des Ambassadeurs, le 27 août dernier. Question à laquelle José Manuel Barroso répondait, dans un entretien donné deux jours plus tard au Figaro (1) qu’il ne souhaitait pas que soit tenu “ un débat sur les frontières géographiques de l’Europe ” parce que “ cette discussion conduirait à fixer des limites à l’UE ” (sic).Pendant ce temps se joue sur la Mer Noire, frontière géographique de l’Union européenne à l’Est depuis le 1er janvier 2007, date de l’adhésion officielle de la Roumanie et de la Bulgarie, qui en sont riveraines (voir les cartes), une partie inédite qui concerne directement la sécurité de l’Union. Qui s’en soucie ? La Turquie, bien sûr, maîtresse au sud des détroits ouvrant vers la Méditerranée, les Russes, parce que la mer Noire permet le passage vers le sud de leur flotte – et celui des chemins des hydrocarbures (2).
Et les Etats-Unis, qui s’y installent, nous allons le voir. “ Le pétrole et le gaz en provenance d’Asie centrale et du Moyen-Orient est transporté le long des voies maritimes et des pipelines de la Mer Noire vers l’Europe et autres destinations à l’Ouest (…). La région de la Mer Noire est une plateforme importante pour les opérations militaires, la reconstruction et les opérations de stabilisation en Afghanistan, en Irak et peut-être en Iran (sic), aussi bien que pour la protection des voies maritimes entre la région de la Caspienne et les marchés occidentaux. C’est aussi la nouvelle frontière de l’Europe du sud-est ” écrivent deux chercheurs pour Heritage Foundation (3) en décembre 2006.
A côté, donc des deux flottes russes et turques, mouillait au début du mois d’août l’USS Forrest Sherman, un destroyer américain de la 6ème flotte. Où ? En Bulgarie, dans le port de Varna. Il devait y mener, selon l’ambassade US à Sofia, des exercices conjoints avec une corvette bulgare. S’agit-il d’une opération menée dans le cadre de l’OTAN ? Non, l’accord qui lie Sofia à Washington est bilatéral et – fait tout à fait exceptionnel – laisse le secrétaire général de l’OTAN, Jaap de Hoop Sheffer, sur la réserve (4). Comme elle suscite inquiétudes et mécontentement à Moscou et à Ankara.
Ankara ? La Turquie, membre de l’OTAN, et qui a joué le contrepoids que l’on sait à l’URSS en Mer Noire pendant la guerre froide, souhaite visiblement y assumer son rôle sans intervention extérieure. “ La Turquie et la Russie sont les leaders de L’Organisation de Coopération économique de la mer Noire (5), qui promeut la collaboration en matière de commerce, d’énergie et d’environnement entre les Etats riverains ” nous dit l’analyste américain Richard Weitz pour le Hudson Institute (6). “ Fin juin, Istanbul a hébergé le sommet de son 15ème anniversaire. Lors de cette conférence, le président Vladimir Poutine a tenu des entretiens séparés avec le Premier ministre turc Recyp Erdogan et avec le président d’alors Ahmet Necdet Ezer (…) ”.
Or, remarque Richard Weitz en soulignant que l’élection de l’ancien ministre des Affaires étrangères, Abdullah Gul, à la présidence, n’y changera rien : “ depuis que le gouvernement, dirigé par le parti de la Justice et du Développement (AKP) est arrivé au pouvoir en 2002, la Turquie a glissé à l’Est – mais pas vers le monde islamique. Les disputes d’Ankara avec des pays membres de l’Union européenne au sujet de son admission dans l’UE et avec Washington sur la politique américaine dans le nord de l’Irak ont affaibli l’orientation traditionnelle de la Turquie vers l’Ouest ”.
Les chiffres confortent ce constat, la Russie devenue le second partenaire commercial de la Turquie après l’UE (de 8 milliards de dollars en 2002 à 25 milliards aujourd’hui) et le premier pourvoyeur en énergie tandis que la Turquie s’implique fortement dans l’économie russe. De plus, nous l’avons dit ici à plusieurs reprises (7) et dès 2004, la Turquie est consciente de l’importance de sa position géographique et des atouts qu’elle peut trouver, de par son héritage ottoman, dans ses liens avec l’Est et ce qu’elle appelle le “ triangle eurasien ”, Chine, Inde et Russie.
Moscou et Ankara partagent donc des intérêts communs et pas seulement économiques. Ils ont, jusqu’ici, réussi à tenir l’OTAN hors du jeu en Mer Noire – en particulier en refusant d’y étendre l’opération “ Active Endeavour ” de surveillance de la Méditerranée (8). Et, bien sûr, Ankara s’oppose à toute révision du Traité de Montreux signé en 1936 et qui lui confie la surveillance des détroits entre Mer Noire et Méditerranée (Bosphore, mer de Marmara, Dardanelles) (9).
Qu’en est-il des ambitions américaines ?
“ Les Etats-Unis n’ont pas les mains libres dans la région de la Mer Noire ”, admet l’analyste Ariel Cohen pour Heritage Foundation (2), “ et cela ne changera vraisemblablement pas dans le futur proche. Pourtant, la région est critique au regard des objectifs actuels de la politique étrangère américaine, et les Etats-Unis doivent faire un effort pour maintenir sa présence légitime dans la Mer Noire ”. Au-delà des hydrocarbures et de leur transport, enjeu considérable, il y a tout le jeu d’influence sur les anciens satellites russes qui n’a pas tourné, constate Ariel Cohen dans le même papier, aussi favorablement qu’on l’aurait pensé avec les “ révolutions ” colorées soutenues par Washington.
Et de détailler les hésitations, les reculs et les difficultés rencontrées avec l’Ukraine, la Géorgie, la Moldavie – pour ne pas parler des voltes face des pays d’Asie centrale qui, après un flirt occidental, se sont prudemment rapprochés des russes (10). “ En juin 2006, des protestations anti-occidentales à l’instigation des partis pro-Russes en Ukraine ont abouti à l’annulation des exercices Sea Brize et Tight Not prévus par l’OTAN en Crimée. Ce triomphe a galvanisé le sentiment anti OTAN parmi les Ukrainiens (60 % s’opposent à l’accession à l’OTAN) et le premier ministre Yanukovitch a informé le Secrétaire général Jaap de Hoop Scheffer qu’en raison de l’opposition publique majoritaire et de son désir de maintenir de bonnes relations avec la Russie, l’Ukraine ne rechercherait pas l’appartenance à l’OTAN ”.
L’importance des accords unilatéraux passés avec la Roumanie et la Bulgarie est donc centrale : “ Les deux pays ont négocié des accords de partage de bases avec les Américains qui permettent à l’armée US de positionner du personnel, de stocker du matériel et de bénéficier de soutien logistique (…) ” – à portée de l’Irak et de l’Afghanistan (11), entre autres.
Et l’Union européenne, dans tout ça ?
La Commission européenne produit du papier, notamment en matière de “ politique de voisinage ” (12). Les gouvernements des pays membres, chacun pour soi, prennent la réalité en compte et passent des accords avec les Russes dans le domaine de l’énergie (Allemagne, Grèce, Italie, Autriche…) tout en continuant à investir, réalisme économique oblige, dans l’économie russe tandis que les médias relayent sans désemparer les campagnes américaines anti Poutine. Dans le grand public, l’idée que la Mer Noire figure sur la carte de l’Europe n’est pas encore répandue. Les initiatives unilatérales américaines (dont les bases anti-missiles négociées avec la République tchèque et la Pologne) sont passées sous un silence embarrassé. Paradoxalement, ce sont les Américains qui notent, et expriment, les divergences d’intérêts qui les séparent des Européens et prennent en compte l’obligation d’entente de leurs alliés avec les Russes – plusieurs analyses, dont celle d’Heritage Foundation, vont dans ce sens.
Quelques voix s’élèvent en Europe pour dénoncer les accords bilatéraux que Washington privilégie avec les “ nouveaux ” pays européens pour maintenir son influence dans la Mer Noire et si possible la développer : mais en l’absence de toute réflexion sur ses frontières et sur la manière d’assurer par elle-même leur sécurité, l’Union européenne ne peut s’en prendre qu’à elle-même.
Pour sortir du malaise et de l’impuissance, il faudra autre chose que des voeux pieux.
Hélène Nouaille
En accès libre : léosthène n° 55/2004 Mer Noire : un inédit russo-turc ? http://www.leosthene.com/spip.php?article407
Cartes : Le couloir du Caucase, entre la Caspienne et la Mer Noire (carte satellite) : http://130.166.124.2/world_atlas/4/files/4-1034-full.html
Vue du Nord Est au Sud Ouest, la Caspienne au premier plan, puis la mer Noire, le passage en Méditerranée. Au loin, au fond à droite et en haut de l’écran, Gibraltar et l’Océan Atlantique : http://130.166.124.2/world_atlas/4/files/4-1041-full.html
Carte générale : http://www.britannica.com/eb/image?id=6008
La Mer Noire en 1912 : http://www.lib.utexas.edu/maps/historical/ward_1912/black_sea_crimean_war.jpg