Depuis le jour de la Toussaint, la Bosnie n’a plus de Premier ministre. Le titulaire du poste, le Serbe Nikola Spiric, a démissionné pour protester contre l’ingérence de la communauté internationale. Cette situation inquiète tout particulièrement l’Union européenne qui a pris le relais de l’Otan et de l’ONU pour garantir, avec 2 500 hommes, la paix instituée en 1995 par les accords de Dayton ” écrivait Hélène Despic-Popovic pour le quotidien Libération, le 10 novembre 2007 (1). Nous sommes bien dans les Balkans, en Bosnie Herzégovine, capitale Sarajevo, et très exactement dans les convulsions issues de la désintégration programmée de la Yougoslavie.Encore ! Direz-vous. Oui, encore. Mais les difficultés de quatre petits millions d’habitants menacent-elles la paix du monde ? Du monde, aujourd’hui, non. Celle de l’Europe, comprenez de l’Union européenne, oui. Celle des relations Europe Russie aussi ; et des relations Etats-Unis et de l’Europe. Et de celles de Washington avec Moscou. Situation inédite ? Oh que non.
Si nous suivons l’université québécoise de Laval (2), après quatre siècle de domination ottomane (“ Les Turcs de l’Empire ottoman envahirent une première fois la Bosnie en 1386 et terminèrent leur conquête en 1463 alors que la Herzégovine tombait sous leur juridiction en 1483 ”), placés par le congrès de Berlin (1878) sous autorité austro-hongroise puis annexés (1908), les territoires composés d’un mélange de Serbes, de Croates et de Musulmans ont déjà pesé dans l’histoire.
Après 1908, “ Les nouveaux dirigeants de la Bosnie-Herzégovine (l’empire austro hongrois) ne s’attaquèrent pas au problème de l’exploitation des Serbes et des Croates par les propriétaires terriens musulmans (seuls autorisés par les Ottomans à posséder des terres) ; et le favoritisme que les Autrichiens (catholiques) manifestèrent envers les Croates (catholiques) aux dépens des Serbes (orthodoxes) ne fit qu’exacerber les tensions entre Serbes et Croates.
Les conflits entre les autorités austro-hongroises et les nationalistes serbes s’accentuèrent au point où ils aboutirent à l’assassinat, le 28 juin 1914 à Sarajevo, de l’héritier au trône d’Autriche-Hongrie, l’archiduc François-Ferdinand de Habsbourg, ce qui précipita la Première Guerre mondiale. L’assassin était un étudiant serbe de Bosnie. Était-ce donc un «Bosnien», comme on le dirait aujourd’hui ? Non, il faut comprendre que c’était à l’époque un Serbe de Bosnie ”.
Mais enfin, direz-vous, de sa création en 1929 au début de son démembrement, en 1992, la Yougoslavie tenait bien ensemble cette diversité de peuples et religions ? Oui, avec des hauts et des bas. Mais sa création et sa disparition tiennent aux volontés des grandes puissances à l’issue des deux guerres mondiales plus qu’à celle des peuples concernés. Après la première guerre mondiale, il y a eu le démembrement de l’Autriche Hongrie (1919 1921) et la chute de l’empire ottoman (1918 1923). La formation du royaume yougoslave convenait alors à tous ceux qui se défiaient de l’expansion de l’Allemagne vers le sud.
La République Yougoslave a joué le même rôle après la deuxième guerre mondiale – rôle de verrou stratégique complétant le containment de l’URSS vers le sud avec la Turquie alliée de l’Ouest – Tito (3), bien que communiste ne s’étant pas aligné sur Staline. “ La politique américaine envers la Yougoslavie a été remarquablement loyale pendant les dernières années de la deuxième guerre mondiale. Les Etats-Unis et la Grande Bretagne ont soutenu Josip Broz Tito durant les dernières années de la deuxième guerre mondiale, en dépit de son affiliation communiste et son intention jamais dissimulée de transformer la Yougoslavie en un pays communiste ” nous dit Warren Zimmermann pour la Rand corporation, en 1996 (4). Il s’agissait alors de combattre les quelque vingt divisions allemandes présentes dans les Balkans.
Le même pragmatisme a guidé la politique américaine quand Tito a été expulsé du Kominform en 1948. L’administration Truman a décidé de soutenir le communiste yougoslave renégat – une façon de poser problème à Staline, de priver les soviétiques d’une sphère d’influence sur l’Adriatique, et d’assurer l’existence d’un pôle d’attraction possible pour de futures défection du camp soviétique ” (4). Le mouton noir pose des problèmes, parce qu’il reste indépendant des deux blocs, mais l’existence d’une Yougoslavie unie sous un autocrate reste essentielle au containment de l’URSS.
Que s’est-il donc passé ensuite ?
La mort de Tito, d’abord, en 1980 – sans successeur (de la même trempe) désigné. Puis survient la chute de l’empire soviétique (1991) qui signe la fin de l’importance géographique – géopolitique – de la Yougoslavie. Slobodan Milosevic accède au pouvoir en Serbie à la fin des années 1980. Les élections “libres” amènent, partout, des nationalistes au pouvoir. Le premier ministre de la Fédération, Ante Markovic, est impuissant à contenir les tensions internes qui font craquer l’édifice. Et la situation va empirer, sous l’oeil effaré de l’administration américaine – et dans un profond (hors Italie) – silence européen.
Conjointement, en novembre 1990, le FMI, la Banque mondiale et le Congrès américain cessent leur aide à Milosevic – on en trouve la trace écrite dans un amendement du Congrès (5). Mais, nous dit encore Warren Zimmermann, “ la question de l’usage de la force a été soulevée pour la première fois dans le gouvernement américain à l’automne 1991 ”. C’était à propos de Dubrovnik, ville médiévale menacée de destruction, on s’en souvient. Trop tôt pour une intervention impréparée, mais l’idée est là. On connaît la suite : l’Allemagne est dans la phase historique de sa réunification, un moment rare de l’Histoire. Le chancelier Kohl occupe tout l’espace possible, vite, vite.
Contre Margaret Thatcher, François Mitterrand, à la condition que le Chancelier reconnaisse la ligne Oder-Neiss (fin de la revendication possible de la Prusse), appuie Helmut Kohl, conscient qu’il ne faut pas, pour le devenir de l’Europe, sacrifier le couple franco-allemand. Il est, comme tout le monde (6), pris de court par la reconnaissance unilatérale, par l’Allemagne, le 23 décembre 1991 (juste après le Vatican), de la Slovénie et de la Croatie, qui se sont prononcées pour leur indépendance par un référendum (25 juin 1991), comme le leur permet la Constitution de la fédération yougoslave – référendum boycotté par les Serbes. Piégé, le reste de l’Europe (des douze) suit en janvier 1992, en proposant un calendrier à la Bosnie et à la Macédoine.
La suite est dans toutes les mémoires : en avril 1992, les Serbes de Milosevic lancent les hostilités en Bosnie. Les Américains avertissent : ils seront tenus pour responsables. Et de cela, quelle que soit la réalité du terrain, autrement complexe, ils ne démordront plus, malgré le changement d’administration (arrivée de Clinton). Les Serbes, après tout, étaient, comme le dit Warren Zimmermann, les “amis” des Russes et des orthodoxes. Il faudra trois ans de tergiversations, de discussions avec des Européens réticents et un habillage médiatique adéquat (“ l’effet CNN ”, dit Zimmermann), pour passer à l’acte par la force. C’est fait du 30 août au 14 septembre 1995, sous couleurs OTAN : les bombardements sur la Bosnie amènent Milosevic à négocier (Accords de Dayton).
Naissance de la Bosnie Herzégovine ravagée, où l’épuration ethnique est manifeste (voir les cartes de 1991 et 1998 en bas de page). Elle est divisée en deux entités : la Fédération croato-musulmane (51 %) et la Republica Serbe (Srpska, 49 %), et trois communautés, croate, musulmane et serbe, le tout sous la houlette d’un Haut représentant de la communauté internationale pour la Bosnie, Miroslav Lajcak. Le pouvoir central, est, on s’en doute, faible. “ Pour accélérer le mouvement, Lajcak a pris des mesures jugées centralisatrices par les Serbes, qui refusent de céder au centre des compétences tenues jusqu’alors par les entités. «Douze ans après Dayton, les étrangers ont la gestion exclusive de ce pays, et je crois que cela n’est pas bon pour ce pays ou ses citoyens», a expliqué Nikola Spiric après avoir transmis sa démission ” écrit Hélène Despic-Popovic, déjà citée, pour le quotidien Libération (1).
Et elle continue, en posant le problème de l’heure (décision dans moins de trois semaines, le 10 décembre 2007) : la crise “ arrive à un moment particulièrement délicat qui est celui de l’achèvement des négociations sur le futur statut du Kosovo, un dossier qui oppose les Albanais, réclamant l’indépendance, à la Serbie, qui refuse de renoncer à 15 % de son territoire. «La question de la résolution du statut du Kosovo crée des problèmes qui se reflètent dans toute la région», a affirmé le commandant de l’Eufor (la force de l’Union européenne) (7), l’amiral allemand Hans-Jochen Witthauer, en soulignant que les «tensions interethniques y sont toujours fortes». Elles s’aiguisent d’autant plus que Belgrade brandit la menace d’une possible implosion de la Bosnie si le Kosovo accède à l’indépendance. L’argument a même été repris par Vladimir Poutine, qui se veut le protecteur de la Serbie, lorsqu’il a mis en garde les Européens de «ne pas alimenter les séparatismes» en agissant avec précipitation au Kosovo ”.
Et voilà, en 2007, les Balkans revenus en pomme de discorde.
L’Union européenne est divisée : reconnaître l’indépendance du Kosovo, c’est ouvrir une boîte de Pandore quand de nombreuses régions revendiquent leur autonomie en son coeur – pensons à la Belgique, à la Catalogne, au Pays Basque, à l’Ecosse ! Et puis les Russes, qu’on croyait disparus de la scène en 1991, ont mis quinze ans à y revenir, toujours nantis de leur droit de veto au Conseil de sécurité de l’ONU – sans l’accord de laquelle les Européens ne veulent pas s’avancer. Et Moscou est opposé à l’indépendance, pour la raison, entre autres choses, que l’exemple serait donné à l’Ossétie du Sud et autres régions du Caucase qui partagent la même ambition séparatiste. Jusqu’ici, Washington soutient le projet : le Kosovo deviendrait un pays ami, éternellement reconnaissant. En tout état de cause, quand les séparatismes s’expriment autour d’entités ethniques, le modèle républicain qui permettaient la vie en commun des Yougoslaves est mort. Il n’y a pas là de quoi crier victoire.
Warren Zimmermann, disparu à 69 ans en 2004, ne verra pas combien l’histoire a retourné une phrase de la conclusion de son analyse : “ La question bosniaque comporte de nombreuses leçons pour la politique étrangère américaine ”. Il pensait en effet le problème réglé. Ce qui l’engageait à écrire : “ Si d’autres Bosnie doivent être évitées, alors une stratégie préventive internationale doit être envisagée. Là aussi les Etats-Unis doivent être le leader (…). Une meilleure compréhension de la valeur de la force doit aussi être maîtrisée. Les Serbes ont pris l’avantage en Bosnie parce qu’ils ne se sont pas dérobés à la force alors que l’Ouest l’a fait. La force, comme la diplomatie, doit être un instrument à disposition ”.
A chacun de méditer sur ces réflexions ambiguës. L’Histoire lui donne tort. Les problèmes sont – encore – devant nous.
C’est en poussant à bout la logique de leur ancienne politique d’intervention au Kosovo et pour sauver le principe de l’ingérence humanitaire qui la justifiait que dix ministres qui étaient en poste en 1999 appellent à l’indépendance rapide de la province sécessionniste ” explique Le Temps (Suisse) ce matin (8). Justement. Il nous paraît essentiel de réfléchir et très dangereux de prendre les “ effets CNN ” pour une réalité qui reste étonnamment têtue. Combien de morts demain ?

Hélène Nouaille, Alain Rohou

En accès libre : Léosthène n° n° 253/2006, Kosovo, l’impasse est totale
Léosthène n° 305/2007, Kosovo, une bombe à retardement

 

Cartes :
Allemagne 1914 à 1940
http://www.ardennes1940aceuxquiontresiste.org/19a39.htm
La ligne Oder Neisse et les territoires perdus par l’Allemagne en 1945 : http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/5/52/Oder-neisse-line_border.gif
Autriche Hongrie, démembrement 1919 1920 http://www.histoirealacarte.com/images/cartes_fixes/tome3/dememb-autrichong.gif
L’ex Yougoslavie : http://www.lib.utexas.edu/maps/europe/fm_yugoslavia_rel96.jpg
Ses régions : http://www.lib.utexas.edu/maps/europe/fm_yugoslavia_pol96.jpg
Bosnie : composition ethnique avant la guerre (1991) Université de Laval (Canada) http://www.theses.ulaval.ca/2004/21819/21819001.png
Composition ethnique en 1998 (même source) : http://www.theses.ulaval.ca/2004/21819/21819002.png

 

Notes :
(1) Libération, 10 novembre 2007, Bosnie : le risque du délitement sur fond de crise au Kosovo article disponible en ligne à l’adresse : http://www.liberation.fr/actualite/monde/290494.FR.php
(2) Voir le site de l’université de Laval (Québec, Canada) , Bosnie, données historiques http://www.tlfq.ulaval.ca/AXL/Europe/bosnieherzdonhis.htm
(3) Membre du parti communiste, d’origine slovène et croate, il fut le fédérateur désigné de la résistance dans les Balkans. Roosevelt, Churchill et Staline s’accordaient sur ce choix lors de la conférence de Téhéran (décembre 1943). Cette décision qui scellait un premier accord « est-ouest » sur les Balkans décapitait la résistance serbe. Résolument dans le camp allié et félicitée dans un premier temps après avoir stoppé la progression allemande, puis lâchée bien que n’ayant jamais cessé de combattre, la résistance serbe sera purgée à la fin de la guerre en 1946.
(4) Warren Zimmermann, article (1996) disponible en ligne (en anglais) à l’adresse : http://www.rand.org/pubs/conf_proceedings/CF129/CF-129.chapter11.htmlWarren Zimmermann is a distinguished fellow of the New School for Social Research, and a professorial lecturer in European studies at the Paul H. Nitze School of Advanced International Studies of Johns Hopkins University. He has been a U.S. ambassador three times, including as chairman of the U.S. Delegation to the Vienna CSCE Follow-Up Meeting (1986-89), and as the last U.S. Ambassador to Yugoslavia (1989-92)”.
(5) 101st CONGRESS, 2d Session, H.R.5114 Amendments. October 24, 1990. “ASSISTANCE FOR YUGOSLAVIA SEC. 599M. None of the funds appropriated or otherwise made available pursuant to this Act shall be obligated or expended to provide any direct assistance to the Federal Republic of Yugoslavia: Provided, That for purposes of this section, the prohibition on obligation or expenditures shall include direct loans, credits, insurance, and guarantees of the Export-Import Bank of the United States or its agents: Provided further, That the Secretary of the Treasury shall instruct the United States Executive Director of each international financial institution to use the voice and vote of the United States to oppose any assistance of the respective institution to the Federal Republic of Yugoslavia: Provided further, That this section shall not apply if substantially all of the assistance provided to any program, project, or activity is used in a Yugoslav Republic which has held free and fair elections and which is not engaged in the systematic abuse of human rights: Provided further, That this section shall not apply to assistance intended to support democratic parties or movements, emergency or humanitarian assistance, or the furtherance of human rights: Provided further, That this section shall not apply if the Secretary of State certifies to the Congress that the Federal Republic of Yugoslavia is in compliance with the obligations of the Helsinki Accords ”.
(6) “ Tout le monde”, ce sont : Margaret Thatcher en Grande-Bretagne, George Bush père à Washington, Helmut Kohl à Bonn, Michaël Gorbatchev à Moscou. Voir léosthène n° 305/2007, Kosovo, une bombe à retardement.
(7) Pour le détail des opérations européennes, voir le site québécois (Université de Montréal) Opérations de paix, disponible en ligne et en français à l’adresse : http://www.operationspaix.net/-EUFOR-Althea-
(8) Article du professeur André Liebich, Professeur et directeur des études supérieures à l’Institut de hautes études internationales (HEI), Genève, mardi 13 novembre 2007 : http://www.letemps.ch/template/opinions.asp?page=6&article=219207 Signataires : Madeleine Albright (Etats-Unis), Lloyd Axworthy (Canada), Jan Eliassson (Suède), Gareth Evans (Australie), Joschka Fischer (Allemagne), Bronislaw Geremek (Pologne), Niels Helveg Petersen (Danemark), Lydie Polfer (Luxembourg), Jozias van Artsen (Pays-bas), Hubert Vedrine (France).