Si, comme y réfléchissait Julien Freund, « la crise du politique ne s’explique pas par l’histoire, ni par les situations économiques ou sociales, mais qu’elle est inhérente à la nature humaine », il y a des moments pires que d’autres : la cote du gouvernement fédéral est plus basse que jamais aux Etats-Unis, avec 28% des sondés seulement qui en ont une opinion favorable. Le déclin, avec une embellie après les attentats du 11septembre, est constant depuis le président Eisenhower (73% d’opinions favorables), y compris sous le mandat de Barack Obama : ni les Démocrates ni les Républicains ne sont parvenus à renverser la tendance (voir le graphique 1 ci-dessous). Le point bas est aujourd’hui historique, nous dit le Pew Research Center dans l’étude qu’il publie en avril (1). « Durant les sept dernières années, une période couvrant les deux dernières années de l’administration Bush et le premier mandant du président Obama, pas plus d’un Américain sur trois déclare faire confiance au gouvernement fédéral pour prendre les bonnes décisions toujours ou la plupart du temps ».
La Cour suprême elle-même, qui jouit encore d’une majorité d’opinions favorables (52%) n’échappe pas à l’érosion : « les opinions défavorables à la Cour suprême sont proches d’un record de tous les temps (31%) ». Et les choses ne vont pas mieux pour les élus, les opinions favorables des citoyens à l’égard du Congrès déclinant de 67% en 1975 à 23% en 2013 (graphique 2), avec une charge plus précise, qui met en cause concrètement leur responsabilité personnelle : « Des majorités quasi équivalentes de Républicains (58%), de Démocrates (57%) et d’indépendants (56%) en jugent le Congrès, et non le système politique, responsable ». Le désamour tiendrait donc, si nous comprenons bien, au comportement des hommes et non au système démocratique, qui reste un idéal.
Julien Freund, qui écrivait en 1951, réfléchissait justement aux causes de ce qu’il appelait la « lassitude devant la politique ». Si « la réflexion forma la notion de l’Etat constitutionnel ou démocratie », un Etat garant, dans l’idéal, « de la liberté, de la réflexion et de l’ordre », la réalité se heurte « aux intérêts humains et à l’antinomie de l’idée et de la réalité ». Loin d’être « harmonisation de la société et promotion du bien commun », l’Etat se déprécie « pour ne devenir que l’instrument de la force nue, des passions et des ambitions humaines ». Mais s’il y a bien « un abîme entre la société idéale construite par la réflexion et la société réelle », pourquoi cet accroissement constant, depuis les années cinquante, de la défiance des citoyens envers ceux qui les gouvernent ?
D’autant que parallèlement, les chiffres montrent que la confiance dans les instances locales (63% d’opinions favorables) et dans celles des différents Etats américains (57% d’opinions favorables) demeure majoritaire, et que l’érosion depuis 1997 n’est que de quelques point (5 à 9%, voir graphique 3). Pourtant, les Américains refusent en majorité toute une série de coups sombres dans les dépenses fédérales, de la sécurité sociale à la sécurité, de l’agriculture à la recherche, de l’environnement aux allocations chômage (voir le graphique 4). Mais ils « préfèrent majoritairement un gouvernement restreint fournissant moins de services, à un gouvernement plus étoffé fournissant plus de services », à 56 % contre 35%, tendance stable depuis 2007 avec de fortes différences ici entre Républicains et Démocrates, 87% des premiers (et 65% des indépendants) favorables à un gouvernement restreint contre 28% des seconds.
Des contradictions explicables ? De fait, Julien Freund identifiait deux causes profondes à ce qu’il appelait « la crise du politique ». D’une part, et il écrivait bien avant la dérégulation des années quatre-vingt, il y a la nature du libéralisme, qui, s’il « semble affranchir les hommes de la tyrannie du politique » a, dans la réalité, laissé la part belle aux « forces économiques, qui, au nom de la démocratie, ont transplanté la force du domaine politique dans le domaine économique, sous la forme de la concurrence », rendant caduque l’idée que « le bien-être de la société est identique à l’accroissement des richesses ». Si l’extraordinaire accroissement des inégalités aux Etats-Unis conforte son analyse – et explique pour une part le malaise grandissant des citoyens américains – il ne voyait pas de salut du côté du socialisme.
Socialisme qui, « de son côté, n’a pas apporté de solution. En rétablissant, en fait, sinon en théorie, la primauté du politique, en subordonnant à ce dernier l’économique (nationalisations, capitalisme d’Etat) il (…) n’est pas compatible avec un régime de liberté ». Une opinion partagée aux Etats-Unis.
Autre cause du dérèglement de l’idéal démocratique, écrivait encore Julien Freund, le « système des partis », qui, si en démocratie « le peuple est souverain », n’est que l’expression « de l’impossibilité d’exercer la démocratie directe ». Or, si nous nous référons à d’autres études de Pew parues l’une en avril 2012 (2) l’autre en février 2013 (3), les citoyens américains semblent rencontrer quelques problèmes avec les leurs – Républicains et Démocrates. D’abord, et c’est une surprise, dans l’identification de leurs différences. Outre que 68% des sondés à peine identifient le sigle GOP (Grand Old Party) avec les Républicains et que 65% savent que l’âne est l’animal symbole des Démocrates, 67% seulement associent le parti démocratique à l’augmentation des impôts sur les plus riches pour réduire le déficit budgétaire et beaucoup moins (53%) associent le parti républicain à la réduction de la taille et des attributions du gouvernement.
L’étude de février 2013 montre que les sondés ressentent les partis comme « out of touch », déconnectés des citoyens, en particulier pour les Républicains (62%), avec une vue plus favorable pour les Démocrates – ce qui n’empêche pas le président Obama, démocrate, de ne recueillir on l’a vu que 28% d’opinions favorables.
Il est traditionnellement difficile de mobiliser les électeurs américains, en particulier pour les présidentielles (participation de 58% en 1992, 51% en 1996, 54% en 2000, 57% en 2004, 62% en 2008 premier mandat d’Obama, 59,6% en 2012). La crise du politique est bien « chronique », comme le diagnostiquait Julien Freund. Son aggravation donne à penser, si l’on considère les difficultés grandissantes des démocraties européennes, dans leur diversité – désaffection envers les élus, envers les partis politiques, refuge des électeurs aux extrêmes, chez les protestataires (Bepe Grillo en Italie, le Tea Party outre-atlantique), ou dans l’abstention. Si l’élection des parlementaires européens n’a déplacé que 43% des électeurs en 2009, l’abstention a atteint 80% dimanche 14 avril dernier en Croatie (4), un score extraordinaire quand il s’agissait pour les Croates d’élire leurs représentants au Parlement européen (la Croatie rejoint l’UE dans l’indifférence générale le 1er juillet prochain).
Décidément, il y a bien en démocratie un sentiment de lassitude – ce sentiment de brisement et d’impossibilité d’agir, dit le Littré. Rien qui ne se puisse exorciser par des mantras – le mot populisme par exemple, qui a en Europe la faveur des politiques et des médias.
L’histoire nous apprend que le secouement peut-être brutal.
Hélène Nouaille
Graphiques : 1 – La confiance dans le gouvernement fédéral depuis le président Eisenhower : http://www.pewresearch.org/files/2013/02/PRC_Trust_in_Govt.png
2 – La confiance dans le Congrès depuis 1975 : http://www.people-press.org/files/2013/01/1-31-13-2.png
3 – La confiance dans les gouvernements des Etats américains : http://www.people-press.org/files/2013/04/4-15-13-1.png
4 – Le refus des coupes budgétaires par grands secteurs : http://www.people-press.org/files/2013/03/2-22-13-99.png
Document : Julien Freund (1921 1993). La crise du politique. In: Revue française de science politique, 1e année, n°4, 1951. pp. 586-593. http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rfsp_0035-2950_1951_num_1_4_392106
Notes :
(1) Pew Research Center, le 18 avril 2013, Views of Government : Key Data Points http://www.pewresearch.org/2013/04/18/views-of-government-key-data-points/
(2) Pew Research Center, le 11 avril 2012, What the Public Knows about the Political Parties http://www.people-press.org/2012/04/11/what-the-public-knows-about-the-political-parties/
(3) Pew Research Center, le 26 février 2013, GOP Seen as Principled, But Out of Touch and Too Extreme http://www.people-press.org/2013/02/26/gop-seen-as-principled-but-out-of-touch-and-too-extreme/
(4) Causeur .fr, le 18 avril 2013, Croatie : 80% d’abstention aux élections européennes http://www.causeur.fr/croatie-ue-serbie,22153#
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