Enrico Letta, que nous citions le 27 février dernier, après le résultat des élections législatives italiennes, prévoyait « le début d’une semaine très difficile pendant laquelle un gouvernement stable aurait dû être formé pour guider le pays vers une sortie de la crise. Au lieu de cela, nous pourrions avoir un gouvernement complètement instable ». Il n’aura pas fallu une semaine, ni même deux, mais 60 jours et la réélection d’un président de 88 ans, Giorgio Napolitano, dont le mandat de sept ans arrivait à terme, pour qu’une solution soit trouvée autour de ce même Enrico Letta, jusque là secrétaire général adjoint du Parti démocrate italien (PD). Lequel avait obtenu la majorité d’une très courte tête à la chambre des députés sur le parti de Silvio Berlusconi et de ses alliés (parti de la Liberté, PDL et Ligue du Nord), mais pas au Sénat – le mouvement contestataire de Beppe Grillo, Cinq étoiles, réunissant près de 25% des suffrages. Mario Monti, le sauveur imposé par Bruxelles, sombrait avec quelque 10% des voix.Qu’est-ce qui a changé ?
Pas grand chose : Enrico Letta prend la suite de Mario Monti, en plus jeune (il a 46 ans), homme de relations en Italie (neveu d’un proche de Berlusconi) et en Europe (il a été entre autres choses ministre des politiques communautaires). Dans le gouvernement qu’il a réussi à former, décrypte Fabio Liberti pour l’IRIS (1), « il apporte aussi un vernis de nouveauté à un exécutif qui reste une prolongation de l’expérience Monti. Après tout, à l’image d’Enrico Letta, Mario Monti était soutenu à la fois par Berlusconi et par le Centre gauche ». Cette « prolongation » a été bien accueillie à Bruxelles, où José Manuel Barroso, le président de la Commission lui a souhaité « tout le succès possible dans l’exercice de (ses) nouvelles responsabilités » en rappelant que la ligne générale restait la même : « Je suis également certain de pouvoir compter sur votre engagement à poursuivre les réformes nécessaires pour permettre aux citoyens européens d’affronter ensemble les défis posés par la crise, en œuvrant en faveur du rétablissement de la croissance et l’emploi ».
Donc ? Pour Fabio Liberti, « la plate-forme technocratique du gouvernement Monti va être modifiée, mais pour l’opinion publique, c’est comme s’ils avaient voté pour en rester au même résultat ».
Or, en dehors de la gestion qui s’annonce difficile d’un gouvernement de bric et de broc (le n° 2 du gouvernement, Angelino Alfano, est berlusconien), exercice auquel il devait s’attendre, Enrico Letta doit affronter la réalité de ce qui insupporte les citoyens italiens – et ne s’y trompe pas : « J’espère qu’il n’y aura aucun trouble public », déclarait-il lors d’une conférence de presse commune avec Mariano Rajoy, le premier ministre espagnol. « Il faut donner du travail aux jeunes ». Pour mémoire, le chômage affecte en Italie 38% des moins de 25 ans (voir les infographies ci-dessous) et 55% en Espagne, un peu moins qu’en Grèce, qui approche des 60%. Et, se tournant vers ceux qui lui paraissent en mesure d’y remédier – donc, en toute logique vers les instances européennes, ici intergouvernementales : « Nous devons profiter du Conseil européen de juin, ne perdons pas cette occasion, ne repoussons pas à décembre car ce serait une erreur impardonnable » (2).
Même s’il existe bien dans le budget pluriannuel communautaire européen (2014-2020) une « Initiative pour les jeunes » dotée de 6 milliards d’euros sur six ans pour les régions où le taux de chômage des jeunes est supérieur à 25%, Manuel Barroso reconnaît qu’à « elle seule, cette initiative ne pouvait pas résoudre le problème ».
Voilà donc Enrico Letta laissé seul, comme Mariano Rajoy, en face de citoyens plutôt europhiles jusqu’ici dans les deux pays, que la course au sauvetage de la monnaie européenne a oublié de prendre en compte : Un Italien sur dix était sans emploi (11,5%) en février dernier (quatre sur dix en Espagne (26,5%)). « Si le Conseil européen se termine par une conclusion bureaucratique, routinière, formelle (…), nous courrons le risque d’avoir lors des élections de 2014 un parlement le plus anti-européen qu’on ait eu jusqu’à présent » insistait encore le Premier ministre italien. « Il faut donner du travail aux jeunes. Si l’Europe a une image négative, les mouvements politiques anti-européens vont grandir ». Combien de familles, combien d’électeurs sont en effet affectés si l’on intègre à ces chiffres savamment dépouillés partout en Europe (comme aux Etats-Unis) des chômeurs en fin de droit, des personnes en sous-emploi, des non-inscrits ?
Quelles sont les chances de réussite pour Enrico Letta dans ces conditions de souffrance et de défiance ?
« Enrico Letta va devoir réussir à recréer un lien entre la classe politique et les Italiens », réfléchit Fabio Liberti. « C’est un peu comme si les hommes politiques devaient accepter de préparer et de signer un plan social à leur encontre. Il faudra un renouveau radical de la classe politique, donc on peut être soit optimiste et se dire qu’un retour de la croissance permettra à l’Italie de reprendre sa place à l’intérieur de l’Union européenne, soit pessimiste et se dire que les hommes politiques qui ont mis l’Italie dans cette situation de crise sont en train de faire un énième tour de manège ». Comme le retour à la croissance est improbable sauf dans les discours des dirigeants, il reste le renouveau de la classe politique – avec l’apparition de dirigeants qui permettent de fédérer une Italie historiquement très divisée et inégalement touchée par le chômage (voir l’infographie sur le chômage par région). Bien sûr, on peut penser avec Fabio Liberti « que des réformes institutionnelles paraissent nécessaires, notamment avec la loi électorale qui ne donne pas de majorité claire et stable ».
Mais les institutions sont une chose et l’offre politique une autre. Les Italiens ont fait émerger le mouvement de Pepe Grillo d’une manière spectaculaire. Ils ont ressuscité un Silvio Berlusconi que la presse avait déjà enterré. Mais avaient-ils une alternative crédible ? Qui propose une réflexion sur l’avenir du pays – et pas seulement sur celui d’une monnaie ? Sur l’avenir d’une Union européenne aujourd’hui divisée par l’échec ? Personne d’audible, malgré l’urgence. Enrico Letta moins qu’un autre, formé au sein du sérail – en Italie et en Europe. Quand Fabio Liberti prédit que « Beppe Grillo pourra continuer de jouer la caisse de résonance de la contestation », il omet de penser que sa présence est le symptôme d’un défaut d’offre, et qu’elle a peut-être épargné à l’Italie des « troubles publics » que redoute Enrico Letta. Ou qu’il voit poindre ? Au lendemain de sa nomination 60% des Italiens lui faisaient confiance. Mais 7% d’entre eux pensaient qu’il atteindrait le terme de son mandat…
Lui-même y croit-il ? Il s’est donné dix huit mois pour obtenir des résultats. Après quoi, il « tirera les conséquences ». Les Italiens aussi.

Hélène Nouaille

 

Infographie : Le chômage en Italie, données désaisonnalisées (Eurostat) : cliquer à gauche pour une comparaison pays par pays http://www.google.fr/publicdata/explore?ds=z8o7pt6rd5uqa6_&met_y=unemployment_rate&idim=country:it&fdim_y=seasonality:sa&dl=fr&hl=fr&q=italie%20ch%C3%B4mage
Taux de chômage des jeunes 2005 2013 (Espagne Italie Grèce France Royaume Uni Allemagne) http://www.les-crises.fr/images/0750-chomage/0782-chomage-jeunes-europe/73-taux-chomage-jeunes-europe-3.jpg
Taux de chômage par région en Europe (Eurostat, 2011) http://www.les-crises.fr/images/0750-chomage/0780-chomage-europe/71-carte-chomage-region-europe.jpg

 

Notes :
(1) IRIS, le 26 avril 2013, Fabio Liberti, Italie : le nouveau gouvernement saura-t-il retrouver la confiance de l’opinion publique ? http://www.affaires-strategiques.info/spip.php?article8075
(2) La Tribune de Genève, le 6 mai 2013, Europe : Enrico Letta préconise un plan pour l’emploi des jeunes http://www.tdg.ch/monde/Enrico-Letta-preconise-un-plan-pour-l-emploi-des-jeunes/story/25406219