Le président Barack Obama a, selon l’AFP, téléphoné pendant 20 minutes, lundi 16 septembre à la présidente brésilienne, Dilma Rousseff. Sans succès. Ses explications sur la raison de l’espionnage auquel s’est livrée l’Agence nationale de sécurité (NSA) américaine au Brésil, espionnage qui « représente une violation inadmissible et inacceptable de la souveraineté brésilienne » pour la partie brésilienne n’ont pas été jugées satisfaisantes. « En l’absence d’un éclaircissement satisfaisant des faits avec des explications à la hauteur et l’engagement de cesser les activités d’interception », Dilma Rousseff a reporté sine die sa visite prévue et préparée de longue date aux Etats-Unis le 23 octobre prochain.Cette visite d’Etat devait être la première depuis celle du président brésilien (1995-2003) Fernando Henrique Cardoso, en 1995.
Ainsi, curieusement, la présidente brésilienne, qui cherchait résolument à améliorer des rapports que son prédécesseur avait raidis avec Washington, se trouve-t-elle en position de pointe pour répliquer aux agissements extraordinaires et parfaitement illégitimes des Etats-Unis, tels que révélés – et pas encore entièrement – par Edward Snowden, jeune informaticien employé par la CIA puis par la NSA, aujourd’hui réfugié en Russie, où il a obtenu l’autorisation temporaire de résider. Révélations relayées par la réalisatrice américaine Laura Poitras, auteur du premier interview de Snowden le 6 juin 2013 depuis Hong Kong, et par Glenn Greenwald, journaliste américain au quotidien britannique The Guardian – qui séjourne à Rio de Janeiro. L’histoire de ce jeune lanceur d’alerte est connue de tous.
Début septembre, la télévision brésilienne Globo TV révélait que l’agence américaine avait espionné non seulement les messages et conversations personnelles de la présidente, ceux de ses conseillers, et via Google, ceux des Brésiliens, mais la compagnie pétrolière Petrobras (1). « Les révélations d’espionnage ont provoqué au Brésil un tollé politique que Dilma Rousseff ne pouvait ignorer », constatait l’agence Reuters le 17 septembre. « Un haut responsable gouvernemental a confié à Reuters que les plus proches conseillers de la présidente, y compris son mentor et prédécesseur à la présidence Luiz Ignacio Lula da Silva, l’ont encouragée à tirer un trait sur sa visite d’Etat » (2). Pour l’ancien président en effet, qui le dit nettement, Barack Obama doit des excuses à l’ensemble de la planète pour « penser qu’il peut contrôler les communications du monde entier et ignorer la souveraineté des autres pays ».
« J’espère que les dirigeants du G20 auront le courage de soulever cette question au cours de la réunion » (à 3’40 dans la vidéo) déclarait-il lors d’un entretien avec un journaliste indien, Shobhan Saxena du quotidien The Hindu (3). Mais au G20, on s’est occupé d’autre chose…
Et puis, à y regarder de près, le sujet n’était pas embarrassant que pour Washington. « Les Etats-Unis ont travaillé avec l’Allemagne et le Royaume Unis pour collecter des informations dans les autres pays, et même sur leurs propres citoyens. Le tout au nom de la sécurité nationale et de la lutte contre le terrorisme. Quelle menace cela pose-t-il à la démocratie ? » interroge Shobhan Saxena. « La création des BRICS (Brésil Russie Inde Chine Afrique du Sud) et de l’IBSA (forum de dialogue entre l’Inde, le Brésil et l’Afrique du Sud) et le fait que les BRICS soient devenus des joueurs mondiaux semblent ennuyer les Etats-Unis et certains pays européens, en particulier ceux qui ont un siège au Conseil de sécurité de l’ONU » répond Lula. « Et maintenant les Etats-Unis commettent un crime contre la démocratie. L’argument selon lequel ils font ça pour assurer la sécurité des autres pays est absurde. Personne ne le leur a demandé. Personne n’a loué le système d’espionnage américain ».
Et, très net : « Nous ne pouvons pas permettre à un pays d’avoir une suprématie sur les autres ».
Les Européens sont peut-être ennuyés de l’essor des BRICS, mais beaucoup moins pointilleux que ne l’est le jeune Brésil sur leur souveraineté. C’est pourtant sur ce point que l’espionnage, sujet difficile à trancher en droit international, peut être contesté : si l’on s’en réfère aux juristes – et le problème n’a pas changé depuis la guerre froide (4) « il est possible de concevoir que l’espionnage soit un acte contraire au droit international, dans la mesure où il se confond avec la violation de l’obligation de respecter la souveraineté des autres Etats ». Mais après quelques moulinets bruyants, les dirigeants européens, qui disposent de moyens de pression (dont l’accord de partenariat transatlantique souhaité par Barack Obama, mais pas seulement), ont choisi très vite d’enterrer leur souveraineté avec le dossier (5).
Le Parlement européen a mis sur pied une commission (LIBE, Libertés civiles, Justice et affaires intérieures) chargée d’enquêter sur la collecte de renseignements via internet ou autres services électroniques ciblant des personnes vivant hors des Etats-Unis (programme PRISM). Elle a tenu deux réunions le 5 et 12 septembre 2013 dont nous pouvons consulter le menu, y compris les enregistrements (6). Deux constats : d’abord, « l’assemblée de Bruxelles se retrouve seule dans son combat, les capitales européennes, sauf de rares exceptions, n’ayant pas entamé d’enquêtes similaires ni de débats approfondis ». Ensuite : « un silence similaire avait déjà entouré le rapport Schmid lors de l’enquête sur le programme ECHELON en 2001 ». Lequel rapport « approuvé le 5 septembre 2001, avait été occulté quelque jours après par les attentats au World Trade Center ».
« Manifestement, les ancêtres de PRISM ont vu le jour avant le retentissement de la menace terroriste, largement utilisée par les gouvernements occidentaux pour justifier ces programmes ».
Voilà qui laisse le Brésil et sa présidente, qui n’en demandaient pas tant, seuls face aux dérives américaines – dérives revendiquées (7), d’ailleurs, on est loin des excuses exigées par Dilma Rousseff, plus encore du renoncement à ces pillages. Seuls avec d’autres en Amérique latine (le Mexique), une rencontre sur le sujet entre les ministres de la Défense brésilien et argentin a déjà eu lieu mi septembre à Buenos Aires (8). Seuls avec ceux qui s’interrogent sur la protection de leurs citoyens – l’Europe en tant qu’institution n’en est pas – et sur le futur d’internet. Les révélations distillées par le Guardian n’étant pas près de se tarir, et la centaine de milliers de documents que possède Edward Snowden étant en sécurité, il se pourrait que la solitude brésilienne se peuple rapidement, en Amérique latine et au-delà.
Les Brésiliens sont en première ligne pour défendre, au fond, nos libertés à tous. Ils jouent à eux seuls beaucoup de choses dans un combat qui les honore. Mais seuls face à qui ? Qui a la main sur la National Security Agency ? Ou sur les autres monstres qui se développent dans l’ombre du Patriot Act depuis 2001 ?
Qui gouverne aujourd’hui ce qu’est devenue la démocratie américaine ?
Hélène Nouaille
Document :
Les zones d’ombre vues par un avocat (Alexandre Fiévée, Avocat Elvinger, Hoss & Prussen) (le groupe des 29 est composé des Commissions informatique et liberté, CNIL, de 29 pays européens) http://www.itone.lu/article/prism-surveille-son-tour
Notes :
(1) Bloomberg, le 8 septembre 2013, Snowden Documents Show US Spied on Petrobras, Globo TV Reports http://www.bloomberg.com/news/2013-09-08/u-s-government-spied-on-brazil-s-petrobras-globo-tv-reports.html
(2) Reuters, le 17 septembre 2013, Anthony Boadle, Brazil’s Rousseff calls off state visit to US over spying http://www.reuters.com/article/2013/09/17/us-usa-security-snowden-brazil-idUSBRE98G0VW20130917
(3) Instituto Lula, le 6 septembre 2013, Lula : « O presidente dos Estados Unidos deveria pedir desculpas ao mundo » (vidéo, 9’41”) Entretien avec le journaliste indien Shobhan Saxena du journal The Hindu (questions en anglais, réponses en portugais) http://www.institutolula.org/lula-o-presidente-dos-estados-unidos-deveria-pedir-desculpas-ao-mundo/#.Ujmgg7yEBo3
L’article dans The Hindu (10 septembre 2013, en anglais) : Obama must apologise for NSA snooping http://www.thehindu.com/opinion/interview/obama-must-apologise-for-nsa-snooping/article5110172.ece
(4) Persée, Gérard Cohen-Jonathan, Robert Kovar. L’espionnage en temps de paix. In: Annuaire français de droit international, volume 6, 1960. pp. 239-255. http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/afdi_0066-3085_1960_num_6_1_903
(5) Bruxelles2, le 4 juillet 2013, Nicolas Gros-Verheyde, Deux groupes de travail pour le prix d’une négociation http://www.bruxelles2.eu/europe-pouvoir-traite-de-lisbonne/deux-groupes-de-travail-pour-le-prix-dune-negociation.html
(6) Eulogos, le 12 septembre 2013
– Commission du 5 septembre 2013 : http://eulogos.blogactiv.eu/2013/09/12/appel-du-guardian-auparlement-europeen-%C2%AB-protegez-les-journalistes-%C2%BB/
– Commission du 12 septembre 2013 : http://europe-liberte-securite-justice.org/2013/09/18/deuxieme-reunion-de-la-commission-denquete-prism-du-parlement-europeen-les-autorites-pour-la-protection-de-la-vie-privee-se-mobilisent/
Tous les liens utiles (enregistrements sonores, etc.) sont donnés sur le site.
(7) Forbes, le 9 septembre 2013, Christopher Helman, Forbes staff, Of Course the NSA Should be Spying On Petrobras http://www.forbes.com/sites/christopherhelman/2013/09/09/of-course-the-nsa-should-be-spying-on-petrobras/
(8) Russia Today, le 15 septembre 2013, Argentina, Brazil agree on cyber-defense alliance against US espionage http://rt.com/news/brazil-argentina-cyber-defense-879/
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