L’échec est cuisant pour Bruxelles : après l’Arménie le 3 septembre dernier (1), c’est l’Ukraine qui renonce, après quatre ans de travaux, à l’accord d’association proposé dans le cadre d’un « Partenariat oriental » (2) par l’Union européenne. Nous avons été attentifs aux négociations engagées parce qu’elles s’inscrivent, remarquions-nous (3) dans un contexte géopolitique pérenne dont les enjeux dépassent de simples liens commerciaux : « depuis trois cents ans », écrivait déjà en 1938 l’historien René Martel, la question de l’Ukraine se pose « quand un ordre nouveau s’instaure, quand l’équilibre des forces se modifie au centre ou à l’est du continent ». En effet, rappelait-il, c’est en 1654 que « l’Ukraine se sépare de la Pologne et s’allie, par le traité de Péréiaslav, à la naissante Moscovie. Ainsi l’Ukraine a porté le coup fatal à la domination polonaise tandis qu’elle contribuait à faire de la Russie une grande puissance européenne, bouleversant ainsi tout le statut de l’Europe orientale ».Rien d’anodin ici, ni pour les Ukrainiens dont la moitié est russophone (à l’est et au sud) ou bilingue, (au centre, voir la carte), ni pour les Russes pour lesquels Kiev est symboliquement l’un des « berceaux » de la grande Russie. Sans oublier que la Crimée (et son port de guerre Sébastopol) n’a été offerte par Nikita Khrouchtchev qu’en 1954 à l’Ukraine, précisément pour fêter le 300e anniversaire de l’alliance des deux pays en 1654.
Or l’offensive menée depuis 2009 (4) par l’Union européenne vers les pays de la ceinture ouest de la Russie (Arménie, Azerbaïdjan, Biélorussie, Géorgie, Moldavie, Ukraine) qui menaçait la Russie – bien que l’UE s’en défende – a mis l’Ukraine dans ce que le ministre des Affaires étrangères Léonid Kojna appelait un « jeu de balancier » dans un entretien accordé au Monde en juin 2013 (5). « Nous nous devons d’entretenir de bonnes relations avec l’UE comme avec la Russie », disait-il encore. « Nous ne faisons que suivre nos intérêts nationaux ». Le communiqué signé par le premier ministre Nicolaï Azarov le jeudi 21 novembre ne dit pas autre chose : il annonce « suspendre le processus de préparation de l’accord d’association entre l’Ukraine et l’UE afin d’assurer la sécurité nationale, relancer les relations économiques avec la Russie et préparer le marché intérieur à des relations d’égal à égal avec l’Union européenne ».
Laissons ici la réalité de l’interconnexion des économies russes et ukrainiennes : fruit de l’histoire, elle est évidente, reconnue par les plus chauds partisans de l’Union européenne. L’étude réalisée par Sophie Lambroschini pour la Fondation Schuman (6) le montre. « Depuis l’arrivée de Viktor Ianoukovitch à la tête de l’Etat ukrainien en janvier 2010, les ambitions économiques russes en Ukraine se font sentir, aussi bien par des vecteurs institutionnels bilatéraux (accords de coopération et d’intégration) que par les investissements directs où la Russie arrive en quatrième position mais seraient en augmentation. Le marché russe représente le premier destinataire des exportations ukrainiennes. L’Ukraine importe de Russie presque tout son gaz mais aussi ses produits pétroliers ». L’accord d’association avec l’UE intéresse donc certains « oligarques ukrainiens non pas pour des raisons commerciales – l’accession à l’OMC a suffisamment ouvert les marchés – mais comme un garde-fou » contre une omniprésence russe.
Cependant, ajoute Sophie Lambroschini, « certains industriels ukrainiens, notamment de la construction mécanique, très dépendants de leurs débouchés en Russie, s’y opposent ». Au-delà des questions gazières, l’imbrication des intérêts des deux pays est réelle, y compris dans le domaine financier (voir de plus « la dette de l’Etat ukrainien envers la banque d’Etat russe VTB »).
Le choix russe de l’Ukraine a donc des bases rationnelles, et n’est pas, selon un sondage publié le 21 novembre, vraiment désavoué par la population ukrainienne, divisée à 50% pour l’accord européen contre 48% pour l’adhésion à l’Union douanière (Russie Biélorussie Kazakhstan) proposée par la Russie (Romaric Godin, la Tribune). On comprend mieux la proposition du président Ianoukovitch d’une rencontre trilatérale Union européenne Ukraine Russie – à laquelle le président Vladimir Poutine a déclaré ne pas être hostile (7). Et la volonté de ne pas « rompre les ponts » avec l’Union européenne exprimée par le député Vladimir Oleïnik, du Parti des régions (présidentiel, pro-russe), qui réfute tout bouleversement de la politique extérieure de son pays, parle d’équilibre, d’intérêts nationaux, d’intérêt des citoyens et résume : « Il ne s’agit pas de la géopolitique pour nous, mais de millions d’emplois et du bien-être de nos citoyens » (Ria Novosti).
Du côté de l’Union européenne, les réactions sont très vives. Le « chantage » russe est évoqué – quand les pressions européennes, notamment pour la libération de Iulia Timochenko, l’ancien premier ministre emprisonnée pour trafic d’influence, sont dénoncées par Moscou (et par le Parlement ukrainien) comme « inacceptables » (8) – un charivari fortement polémique qui n’apporte rien à l’affaire. Du côté américain, on exprime sa déception et le Fonds monétaire international retire ses offres de service – après avoir demandé à Kiev, une « goutte d’eau » de trop pour le Premier ministre Mykola Azarov, d’augmenter les tarifs du gaz et de geler les salaires. Pour les observateurs, un moment favorable est passé – l’ensemble des pays membres de l’UE n’ayant pas tout à fait les mêmes positions, les plus enthousiastes, la Suède, la Pologne, la Lituanie suivis avec plus de réserve par certains grands acteurs de l’Union, dont la France et l’Allemagne.
La décision relève « du droit souverain de l’Ukraine de choisir le chemin qui lui convient » a déclaré Guido Westerwelle, le ministre allemand des Affaires étrangères.
Certes. Mais le fiasco est sévère pour l’Union européenne. Que reste-t-il de son partenariat oriental ? Sans l’Arménie, la Biélorussie et l’Ukraine, restent la Moldavie (qui dépend entièrement de la Russie pour son approvisionnent en gaz), l’Azerbaïdjan (qui ne satisfait pas aux conditions européennes), et la Géorgie, qui, nous l’avons vu ici, pourrait réserver des surprises, le Premier ministre gardant « un œil attentif sur l’Union eurasienne (russe) » et considérant que si « elle est dans l’intérêt stratégique de notre pays, alors pourquoi pas ? » tout en affirmant n’avoir « aucune position » (1). L’UE s’est conduite comme si ses desiderata seuls étaient légitimes, sans égards pour les préoccupations russes – une politique réflexe et non point choisie, mais continuée d’une guerre froide close depuis 1991 contre une ennemie qui est en fait le troisième partenaire de l’UE – y compris sur le plan de la défense, puisque l’UE transporte l’OTAN dans ses bagages et donc des intérêts américains.
Il y a un impensé géopolitique européen – peut-être parce que l’exercice est impossible, comme le pense l’ancien ministre des Affaires étrangères Hubert Védrine, l’UE n’étant ni un empire, ni une nation. Et peut-on sérieusement demander au Commissaire à l’élargissement, le tchèque Stephan Füle, de compenser un vide structurel ? Au service d’action extérieure de Catherine Ashton autre chose que ce qu’il fait en l’absence de positions communes qui n’ont jamais existé ? Les kilomètres de textes souvent abscons sur une politique de voisinage et les leçons de bonne gouvernance ne tiennent pas lieu de politique étrangère, surtout quand ils ne sont pas accompagnés d’intentions claires, d’espèces fortement sonnantes et trébuchantes. Ajoutons que ce qui faisait l’attractivité de l’Union, sa prospérité, s’est dissipé avec la crise financière et son cortège de millions de chômeurs. Et que, de l’extérieur, on perçoit parfaitement, et on le dit (3), qu’on parle mieux dans l’UE de la démocratie qu’on ne l’exerce…
Si la politique étrangère tient à la défense des intérêts vitaux d’un pays, alors Vladimir Poutine connaît et défend les siens : avec l’échec de l’assaut européen sur l’Ukraine, il ajoute une victoire diplomatique à son palmarès (garder sa prééminence dans son proche étranger), sécurise le port de Sébastopol en Crimée, dont un accord (payant) avec l’Ukraine lui laisse la disposition jusqu’en 2042 – et aussi un corridor à gazoducs vers l’Europe… Si l’Ukraine parvient à résister aux pressions à venir, rappelle, prudent, le président russe.
A Bruxelles, on laisse la chose en doute : c’est que la défaite est amère et l’avenir incertain.
Hélène Nouaille
Cartes : Les langues en Ukraine : http://www.axl.cefan.ulaval.ca/europe/images/Ukraine-map-lng2.gif
L’Ukraine : http://www.ezilon.com/maps/images/europe/Ukrain-physical-map.gif