« Le livre ‘Oser moins de démocratie’ a été publié en août 2011 par la maison d’édition du Frankfurter Allgemeine Zeitung, l’un des quotidiens les plus influents d’Allemagne. L’auteur, Laszlo Trankovits est le chef du bureau et le correspondant de la Deutsche Presse Agentur (DPA) en Afrique du Sud. Il a précédemment travaillé pour DPA à Washington, en tant que correspondant à la Maison Blanche » (1). On aura remarqué que le titre de l’ouvrage fait référence, en la détournant, à la formule utilisée par le premier chancelier social démocrate allemand (SPD) Willy Brandt, Oser plus de démocratie, lors de sa déclaration de politique générale en octobre 1969.Si le chancelier avait à l’époque provoqué l’ire de l’opposition (CSU), qui réfutait le sous-entendu induit par la formule suggérée par l’écrivain Günter Grass, la publication de l’ouvrage de Laszlo Trankovits n’a pas suscité de grande controverse. L’idée générale y est que pour une « gouvernance » efficace, une « élite dévouée au capitalisme et au profit » n’a besoin que d’une « forme intelligente de relations publiques », toute « transparence » de son action étant par nature « contreproductive et paralysante ». Pour appuyer sa thèse, l’auteur évoque l’exemple de la Chine : « Les grand industriels allemands (…) sont souvent admiratifs lorsqu’ils évoquent les immenses progrès du développement chinois ». Et ces succès économiques soulèvent « des doutes sur la supériorité de la démocratie » (1).
Nous avions relevé ici en janvier 2011 (La tentation de Singapour (2)) que le succès des régimes autoritaires en Asie était salué par la Banque mondiale, en particulier celui de la cité-Etat de Singapour classée pour la cinquième année consécutive en première position du classement des pays où il fait bon travailler et faire des affaires. Une situation dont Rémi Perelman résumait très clairement la nature pour Asie 21 (3) : « un contrat social fondé sur l’échange du sens critique contre la prospérité ». Modèle qui « pourrait s’appliquer à la Chine populaire ». En effet, « la spécificité multiethnique et les risques de division, l’incertitude économique du monde (sont) autant de menaces potentielles qui justifient le pouvoir fort d’un Etat paternaliste puissamment structuré, à l’opposé du pluralisme politique ».
Rien de commun avec les régimes en place dans les sociétés dites démocratiques ailleurs dans le monde, où les dirigeants sont élus ?
Pourtant, la crise déclarée avec la chute de Lehman Brothers en octobre 2008 a renforcé partout le pouvoir et les richesses d’une oligarchie qui marginalise ou influence quand elle ne le conteste pas, le pouvoir des élus. Le même site allemand qui signalait la parution de l’ouvrage de Laszlo Trankovits, German Foreign Policy, avait relevé, dès juin 2010 (4), que les réflexions sur les avantages comparés des systèmes autoritaires et démocratiques étaient relayées jusqu’au sein de « la plus prestigieuse des revues allemandes en matière de politique étrangère », Internationale Politik. Le périodique, dans sa parution de mai/juin 2010, donnait ainsi la parole au professeur de science politique Herfried Münkler, « l’un des plus éminents conseillers politiques de Berlin » notamment auprès du Federal College for Security Studies.
Le professeur écrit que «“selon certains observateurs”, l’Ouest se trouve aujourd’hui dans un “état de fatigue démocratique et d’érosion des institutions démocratiques”. Münkler se réfère à l’analyste politique Colin Crouch, qui, dans un travail intitulé “Post-démocratie”, relève une décomposition interne des démocraties occidentales. Crouch définit la post-démocratie comme “un commonwealth où, bien qu’il y ait encore des élections, des groupes experts de communicants professionnels ont un tel contrôle sur le débat public pendant les campagnes électorales, que l’ensemble du processus se réduit à un spectacle (…). Münkler note en conséquence qu’un “inconfort grandissant avec la démocratie” amène “une certaine attirance pour un flirt avec la dictature” » – on pourrait dire avec un régime autoritaire – un brin de dictature.
En effet, explique le professeur, les procédures démocratiques sont lourdes et lentes, comme le sont les prises de décision. Ajoutez « l’absence de sélection du personnel politique et l’influence des groupes d’intérêt » au « besoin de solutions à la Bonaparte » pour une administration dépolitisée et bureaucratique et vous approcherez d’une dictature où « ce qui doit être décidé est ce que l’administration a décidé ». Dans ce contexte, « Münkler désigne explicitement “les managers et les industriels”, qui considèrent qu’au travers de la dé-parlementarisation des décisions politiques, leur capacité à engranger les avantages de la compétition mondiale “viendra plus vite” ». Münkler qui s’exprimait en 2010, concluait qu’après mûre réflexion, et même à titre provisoire, « aucune institution ne prendrait le risque d’initier une dictature ».
Soit. Mais il est difficile de ne pas reconnaître trois ans plus tard dans sa description la rhétorique et les méthodes de l’administration bruxelloise de l’UE et des innombrables lobbies qui ont son oreille – par exemple, en ce moment, avec la négociation hors de tout contrôle parlementaire du partenariat transatlantique. Et de ne pas remarquer le silence, sinon l’indifférence – ou la duplicité ? – des élus qui ont confié à la Commission mandat à négocier dans ces conditions (5). Le glissement général est plus subtil, vécu dans le contexte d’un idéologie commune aux dirigeants des partis de gouvernement, persuadés ou résignés à un laisser-fairisme néolibéral en échec qui provoque, partout dans les populations durement touchées dans leur vie quotidienne, laissées hors débat et distraites de hochets médiatiques, un malaise sourd dont on ne sait pas, in fine, comment il finira par s’exprimer.
Parce que le contrat social – la promesse de prospérité pour le plus grand nombren’est plus tenu dans les grandes démocraties (Etats-Unis, pays européens, Japon), et l’année qui commence n’offre pas à ce sens de perspectives de rétablissement réel. Au contraire, les inégalités se creusent, les pouvoirs d’achat et la qualité des protections sociales stagnent ou régressent et les laissés pour compte, qui disparaissent des statistiques, se multiplient. Herfried Münkler voyait la nécessité d’une « cure de revitalisation » des démocraties – sans évoquer, curieusement, qu’elles sont par nature politiques, et mises à mal par l’idéologie d’un temps où une génération de dirigeants croit, de manière quasi religieuse, que l’économisme prime sur le politique, la force du marché l’emportant sur celle de la démocratie.
Des voix existent hors des cercles dirigeants et des experts en communication qui crient casse-cou, appellent à réfléchir hors des prêches de l’intolérante chapelle (6), à l’air libre, avec bon sens. Elles viennent d’horizons différents, pas toutes d’économistes, ouf, toutes sans exception reniées comme hérétiques. Mais elles existent, diverses, infatigables, relayées dans l’université, publiées en papier ou en numérique.
Nos vœux pour 2014 ? Que l’année s’inscrive dans l’histoire longue comme celle où ce travail fertile aura atteint enfin le grand public pour permettre, sans violence et hors des tentations autoritaires, une régénérescence indispensable de nos sociétés démocratiques malades.
A tous et à chacun une bonne année,

Hélène Nouaille

 

Notes :
(1) German Foreign Policy, le 20 septembre 2011, édition en anglais, Dare Less Democracy
http://www.german-foreign-policy.com/en/fulltext/57963
(2) Léosthène n° 635/2011, le 19 janvier 2011, La tentation de Singapour
Tandis qu’apparaissent, autour de la Méditerranée et au Proche-Orient les signes d’une contestation des régimes autoritaires, y compris lorsque la croissance économique est au rendez-vous, comme nous l’avons vu en Tunisie, les succès asiatiques consacrent au contraire des formes autoritaristes de gouvernement qui paraissent confortées encore par l’incertitude économique du monde. On pense bien sûr à la Chine, dont la puissance est reconnue comme rivale par les Etats-Unis, quand le Japon, construit sur un modèle démocratique, peine à la fois à retrouver un dynamisme économique et une véritable indépendance stratégique. Mais à côté de l’énorme masse chinoise, d’autres succès s’affirment, celui de Singapour par exemple, qui peuvent donner à penser à l’ensemble de la région et bien au-delà. “ Dans un contexte où domine l’émulation du développement, la tentation sera forte d’adopter la voie de ceux qui ont réussi, légitimant ainsi l’autoritarisme, d’autant que l’armée n’est jamais loin ” résume un connaisseur.
(3) Asie 21 n° 32, septembre 2010, Rémi Perelman, Singapour, Cité-Etat, Etat-Parti (sur abonnement)
http://www.asie21.com/asie/index.php/lettres-confidentielles/sommaire-des-lettres/464-lettre-confidentielle-asie21-futuribles-n-32-septembre-2010-sommaire
(4) German Foreign Policy, le 15 juin 2010, A bit of Dictatorship
http://www.german-foreign-policy.com/en/fulltext/56352?PHPSESSID=jj303camq5n9am1nb144tlhob1
(5) Contre la Cour, le 22 juin 2013, Le mandat définitif de négociation de la Commission européenne traduit en français
http://www.contrelacour.fr/marche-transatlantique-le-mandat-definitif-de-negociation-de-la-commission-europeenne-traduit-en-Français/
(6) On lira avec bénéfice le billet d’Olivier Berruyer sur son site, publié le 7 janvier 2014 Oint du Seigneur néolibéral et intellectuel communiste, même combat ?
http://www.les-crises.fr/neoliberal-communiste/