« Les raids aériens de la coalition internationale menée par Washington n’ont en effet pas empêché l’EI (l’Etat islamique) de continuer à progresser sur un vaste territoire à cheval sur l’Irak et la Syrie » (1), ce que chacun a constaté avec la chute de Ramadi, à cent kilomètres de la capitale irakienne, et de Palmyre, qui ouvre sur le désert syrien (voir la carte). Lundi 25 mai, le général iranien Ghassem Soleimani, qui commande la force d’élite Al Qods engagée en Irak, accusait, selon le Monde, « les Etats-Unis et toutes les autres puissances » supposées combattre l’EI de laisser l’Iran seul dans la bataille : « Aujourd’hui, dans le combat contre ce phénomène dangereux, personne n’est présent à l’exception de l’Iran. Obama n’a jusqu’à présent pas fait la moindre chose pour affronter Daech (l’Etat islamique) : cela ne prouve-t-il pas que l’Amérique n’a aucune volonté de l’affronter ? Comment l’Amérique peut-elle prétendre protéger le gouvernement irakien quand à quelques kilomètres de là, à Ramadi, des meurtres et des crimes de guerre sont commis sans qu’elle ne fasse rien ? ».Cette « inaction », jointe au peu d’efficacité de l’armée irakienne, « a soulevé des questions sur la stratégie non seulement du gouvernement (irakien) Abadi mais aussi de son allié américain » chez plusieurs observateurs.
L’ancien ambassadeur indien M. K. Bhadrakumar a choisi pour sa part de s’appuyer sur un rapport d’août 2012 de la Defense Intelligence Agency américaine (DIA), rendu public sur décision de la justice américaine le 18 mai 2015 après l’intervention du groupe Judicial Watch (2). « Les documents (3) révèlent en pleine lumière l’évaluation interne de la DIA américaine : l’Etat islamique pourrait être un « atout stratégique » pour les stratégies régionales américaines. Cette évaluation choquante était faite dès 2012, avant donc que l’Etat islamique n’occupe les titres de la presse mondiale en s’emparant de la cité irakienne de Mossoul l’année dernière. La DIA suggérait au gouvernement américain et aux agences de sécurité que l’Etat islamique aiderait Washington à isoler et renverser le régime syrien ». Tout en soulignant que beaucoup d’événements actuels en Syrie et en Irak étaient ainsi remis en perspective, l’ancien ambassadeur remarque que cette manière « d’utiliser l’extrémisme islamique comme instrument géopolitique pour promouvoir les stratégies américaines dans les pays étrangers » n’est pas nouvelle. « Cette politique est apparue pour la première fois en Asie du Sud au début des années 1980 (4) sous la forme des ‘Moudjahidin afghans’ inspirés par Zbigniew Brzezinski, alors conseiller à la sécurité » du président Carter.
La même tactique, d’après le document de la DIA – qui date de 2012 – aurait été employée en Syrie : « les Salafistes, les Frères musulmans, et AQI (al Caïda en Irak) sont les forces principales qui conduisent l’insurrection en Syrie » constatait le rapport. Or « l’Ouest, les pays du Golfe et la Turquie soutiennent l’opposition », pendant que la Russie, la Chine et l’Iran « soutiennent le régime » de Bachar el Assad. Il existe donc une « possibilité d’établissement d’une principauté salafiste, déclarée ou non, dans l’est de la Syrie (Hasaka et Der Zor), et ceci est exactement ce que veulent ceux qui soutiennent l’opposition, afin d’isoler le régime syrien », la Syrie étant considérée « comme le champ de la profondeur stratégique de l’expansion chiite (Irak et Iran) ». Le rapport prévoyait encore que le régime syrien pourrait tenir – ouvrant une guerre par procuration, et aussi que « l’EI pourrait aussi constituer un Etat islamique en s’unissant avec d’autres organisations terroristes en Irak et en Syrie, ce qui mettrait gravement en danger l’unification de l’Irak et la défense de son territoire ». En 2015, c’est fait.
Nous sommes assez loin de la narration officielle du soutien occidental aux gentils démocrates combattant le régime autocrate de Bachar el Assad au nom des « valeurs » partagées de la démocratie. Mais assez près de la doctrine de l’ancien empire britannique « diviser pour régner », une doctrine et ses conséquences longuement exposées dans une étude de la Rand Corporation (5) publiée en 2008 et disponible en ligne.
Tous les éléments de la situation actuelle sont là. Mais M. K. Bhadrakumar voit les mêmes signes destructeurs plus à l’Est en Asie. Bien sûr, dit-il, la « création » de ben Laden a permis aux Etats-Unis de se débarrasser de l’armée Rouge soviétique, si elle a profondément déstabilisé le Pakistan. Elle a surtout donné « un alibi parfait aux Etats-Unis pour établir une présence militaire en Afghanistan et en Asie centrale ». Or que voit-on aujourd’hui ? « le spectre d’un Etat islamique au Pakistan et en Afghanistan devient une perspective menaçante. Alors que de plus en plus d’informations deviennent disponibles, ce qui se passe dans la province du nord de l’Afghanistan, Kunduz, ressemble à une opération Etat islamique. Officiellement, il s’agit d’une offensive des Taliban, mais le Mollah Omar ne paraît pas contrôler grand chose sur le front de Kunduz où des ‘combattants étrangers’ ont pris les choses en main » (6). Et, relevant que l’ancien président afghan Hamid Karzaï n’avait peut-être pas tort d’accuser Washington de poursuivre des objectifs autres que de combattre les Taliban, M. K. Bhadrakumar interroge :
« Les Américains réussiront-ils à introduire le virus de l’Etat islamique en Afghanistan et en Asie centrale afin de justifier une présence militaire permanente dans la région ? Les chances en sont plutôt bonnes, en réalité, et l’OTAN a convenu lors de la réunion des ministres des Affaires étrangères à Antalya (Turquie, les 13 et 14 mai derniers) que l’alliance avait besoin d’une présence à long terme en Afghanistan au-delà de la fin de l’année 2016 comme il était prévu ». Et de constater : « A nouveau, la situation politique régionale offre d’immenses marges de manœuvre aux Américains pour mettre leurs pas dans ceux des Britanniques et de leur politique « diviser pour régner » dans le subcontinent indien. Le problème du Cachemire, les animosités entre musulmans et hindous, les relations antagonistes de l’Inde avec la Chine et le Pakistan, la situation au Xinjiang et au Tibet – la liste des questions régionales est très longue où les agences de renseignement américaines ont du champ pour diviser les opinions dans la région ». D’autant, conclut-il, que les dirigeants indiens ne semblent guère intéressés par le sujet.
L’émergence des barbares de l’Etat islamique comme « atout stratégique » (sic) américain ? L’idée paraît folle, mais les documents sont là, authentiques et disponibles, et la perspective permet d’expliquer ce qui apparaît comme les atermoiements de Washington en Syrie et en Irak, mais aussi l’insistance de Barack Obama pour s’installer durablement en Afghanistan. L’ancien ambassadeur indien, fin observateur qui a souvent regardé Obama avec les yeux de Chimène, en est amer et inquiet, d’autant dit-il, que « si l’EI pouvait être une arme contre l’Iran, ne faites pas d’erreur, l’Arabie Séoudite financerait l’entreprise EI en Afghanistan » – et que, coup double, le Pakistan pourrait être contaminé. Pour les Etats-Unis, rien dans le fond n’a changé depuis George Bush dans l’intention de continuer à dominer le monde, en s’installant dans une Asie divisée de préférence, en partie ralliée au travers du Traité Transpacifique dont Barack Obama presse la signature (7), à portée des frontières chinoises et via l’Asie centrale, des Russes.
On peut être favorable ou non à cette prééminence américaine, mieux vaut cependant être lucide sur ses moyens et ses conséquences.

Hélène Nouaille

Cartes :
La Syrie :
http://etudier.a.damas.free.fr/maps/Plan%20de%20la%20Syrie.png
Le désert de Syrie :
http://identitejuive.com/wp-content/uploads/2010/12/syrie.jpg
La pieuvre de l’EI en Syrie et en Irak (source : The New York Times)
http://www.zerohedge.com/sites/default/files/images/user92183/imageroot/2015/05/ISIS2.jpg
Les pays où des groupes ont fait allégeance à l’Etat islamique (source : The New York Times)
http://www.zerohedge.com/sites/default/files/images/user92183/imageroot/2015/05/ISIS4.jpg

Notes :
(1) Le Monde/AFP, le 25 mai 2015, Etats-Unis, Irak et Iran s’accusent d’avoir échoué dans la lutte contre l’Etat islamique
http://www.lemonde.fr/proche-orient/article/2015/05/25/apres-avoir-critique-l-armee-irakienne-washington-cherche-l-apaisement-avec-bagdad_4640268_3218.html
(2) Indian Punchline, le 22 mai 2015, M. K. Bhadrakumar, The Islamic State as US’ « Strategic asset »
http://blogs.rediff.com/mkbhadrakumar/author/bhadrakumaranrediffmailcom/
(3) The Levant Report, le 19 mai 2015, 2012 Defense Intelligence Agency document: West will facilitate rise of Islamic State “in order to isolate the Syrian regime”
http://levantreport.com/2015/05/19/2012-defense-intelligence-agency-document-west-will-facilitate-rise-of-islamic-state-in-order-to-isolate-the-syrian-regime/
Reprise en françaishttp://www.maghrebnaute.com/a-la-une/article/un-document-declassifie-revele-laffinite-entre-loccident-et-daech_5207.html
Le rapport (PDF, 7 pages en anglais) sur le site de Judicial Watch : http://www.judicialwatch.org/document-archive/pgs-287-293-291-jw-v-dod-and-state-14-812-2/
(4) CounterPunch, le 15 janvier 1988, Zbigniew Brzezinski, How Jimmy Carter and I Started the Mujahideen
http://www.counterpunch.org/1998/01/15/how-jimmy-carter-and-i-started-the-mujahideen/print
(5) RAND corporation, 2008, Christopher G. Pernin, Brian Nichiporuk, Dale Stahl, Justin Beck, Ricki Radaelli-Sanchez, Unfolding the future of the long war
http://www.rand.org/content/dam/rand/pubs/monographs/2008/RAND_MG738.pdf
(6) Gandhara.net, le 30 avril 2015, Hekmatullah Azamy, Afghan Taliban Scrambling with the Rise of Islamic State
http://gandhara.rferl.org/articleprintview/26987259.html
(7) Voir Léosthène n° 894/2013, du 11 décembre 2013, Traité transpacifique, état des lieux
Une fuite, venue de l’un des gouvernements concernés, révèle l’état des négociations en cours entre les Etats-Unis et les onze autres pays impliqués dans le Trans-Pacific Partnership (TPP), équivalent asiatique du Traité transatlantique négocié par la Commission dans le secret. Sans surprise, les négociations achoppent sur une clause permettant aux entreprises privées d’attaquer les Etats devant des commissions d’arbitrage privées quand les régulations desdits Etats ne leur conviennent pas. Selon les traités de l’Organisation mondiale du commerce, ce pouvoir politique est réservé aux Etats souverains. Des représentants américains s’en émeuvent : « Nous avons par le passé exprimé des préoccupations quant à ces accords commerciaux qui se font au détriment des droits des consommateurs (…). Il s’agit choses qui se font derrière des portes fermées, au travers d’accords de commerce, qui ne pourraient pas être obtenues du Congrès ».