« Les grands sommets routiniers de l’Asie sont confrontés au retour du tragique » constate le sinologue François Danjou en évoquant le climat des sommets de l’APC (Asia Pacific economic cooperation) les 18 et 19 novembre, de l’ASEAN (Association des nations de l’Asie du Sud-est) et des pays de l’Asie de l’Est (21 novembre). En effet, « une longue et très violente série d’attentats, toujours perpétrés contre des cibles civiles, vient de secouer la planète », qui ont fait pour les mois d’octobre et de novembre 2015 plus de 1300 morts de par les actions des « différentes mouvances terroristes dont les plus meurtrières sont Boko Haram et l’Etat islamique. Les pays les plus touchés ont été le Nigeria (226 morts), la Russie (224 dans l’explosion en vol de l’A 321 au décollage de Sharm el Scheik), l’Egypte (224 morts), la France (130 morts), la Turquie (122 morts), l’Irak (102 morts), le Liban (43 morts), le Tchad (41 morts). Des attentats ont également eu lieu aux Philippines, au Bangladesh, au Pakistan, en Australie, en Arabie Séoudite, en Tunisie, au Mali, au Niger, au Cameroun et au Yémen » (1).Et alors que jusqu’ici, malgré les tensions entre Washington et Pékin, les sommets de l’ASEAN et de l’APEC restaient « dominés par un esprit de bons offices sur fond de préoccupations économiques et commerciales (…), les contrecoups des attentats de Paris et de Bamako ont enveloppé les sommets de Manille (Philippines) et de Kuala Lumpur (Malaisie), d’une angoisse palpable jusque dans les discours officiels de Xi Jinping, Barack Obama, Benigno Aquiono (le président philippin) et Najib Razac, le premier ministre malaisien ». Qui se souvient que cette région du monde compte plus de « 60% des musulmans de la planète », essentiellement sunnites ? Malaisie et Indonésie en comptent à elles deux 220 millions, quand « au total, l’Asie du sud et du sud-est regroupent plus d’un milliard d’adeptes plus ou moins fervents de la religion de Mahomet, soit 62% des musulmans du monde, contre 322 millions au Moyen-Orient et en Afrique du Nord (20%), 243 millions en Afrique subsaharienne (15%), 45 millions en Europe (2,7%) et 5,» millions sur le continent américain (0,3%) » (1).
En Malaisie et en Indonésie, les élites craignent qu’une partie de la population ne soit « travaillée par des discours extrémistes ». Pour la Chine, outre le journaliste Fan Jinghui enlevé il y a deux mois et exécuté avec un otage norvégien par l’Etat islamique au lendemain des attentats de Paris, trois ressortissants ont été tués à Bamako, à l’hôtel Radisson Blu : « Il s’agit de Zhou Tianxiang, directeur des affaires internationales de la China Railway Corporation, de Wang Xuanshang, son adjoint et de Chang Xuehui, directeur de la division Afrique de l’Ouest du groupe ». Dans ce contexte et sans surprise, les discours tenus aux différents sommets ont été largement dominés par les menaces de l’Etat islamique. Ainsi pour le premier ministre malais Najib, après sa rencontre à Kuala Lumpur avec Barack Obama : « Cette région n’est pas immunisée contre la menace d’extrémisme violent. Il y a des groupes qui opèrent ici, et certains se sont alignés sur l’Etat islamique. Le gouvernement malais est très clair : nous sommes sans équivoque hostiles à l’EI, à son idéologie, à ce qu’il préconise. Il est diabolique. Il s’agit d’un islam perverti. Il ne nous représente pas » (2). Et de souhaiter de faire de la Malaisie un « centre pour une contre-information » pour tenter de donner une « vraie image de l’islam », afin de gagner « les esprits et les cœurs » parce qu’une « solution militaire n’est pas la seule requise ».
Ainsi le voyons-nous clairement, au travers de faits et de chiffres rarement assemblés : ce que François Danjou appelle « un formidable risque asymétrique porté par une guerre sans frontières aux multiples tentacules » pose bien une menace sur « l’organisation du monde tel qu’il avait été imaginé par les vainqueurs de la guerre en 1945 ».
Mais pourquoi l’apparition et l’extension de cette « guerre asymétrique », ou « guerre irrégulière » aujourd’hui ?
Le professeur de philosophie Jean-François Kervégan va chercher chez Carl Schmitt une explication fort intéressante (3). L’intellectuel allemand (1888-1985) s’est penché, dans ses écrits d’après guerre (une guerre pendant laquelle il s’est commis, sans conteste, avec les nazis), sur « toutes les formes de guerre, et de guerre irrégulière », en particulier quand la politique n’a plus de limites territoriales. Dans la « guerre civile mondiale » (expression de Carl Schmitt lui-même), nous ne sommes plus dans un monde « dans lesquels les rapports d’opposition sont pensés dans des termes classiques – il y a des adversaires, des Etats qui se combattent, l’un l’emporte, pour autant l’autre n’est pas un ennemi de l’humanité, c’est un vaincu ». Si nous pensons au Traité de Paris, qui en 1815 ramène la France à ses frontières de 1790 après l’aventure napoléonienne, nous sommes exactement dans cet esprit classique – et le traité négocié par Talleyrand a ouvert une ère de paix de près de soixante ans (jusqu’en 1870). L’ennemi des puissances européennes assemblées à Vienne en 1814 n’était pas un criminel à éradiquer, aucun moralisme ici, mais un ennemi vaincu. « Un ennemi n’est pas un criminel. Un ennemi est quelqu’un qu’on combat, un criminel est quelqu’un qu’on punit ».
Jean-François Kervégan remarque que l’Etat moderne s’est construit, après la guerre de Trente ans (1618-1648, protestants contre catholiques, des guerres qui ont décimé, pour faire bref, plus de la moitié des populations d’Europe centrale), avec les Traités de Westphalie, voulus par Mazarin et par le chancelier suédois Axel Oxenstierna. Comment ? En imaginant une solution à ces guerres de religion où aucun compromis n’est possible entre des causes inconciliables – une question qui avait aussi intéressé Henri Kissinger en juin 2012, à propos des printemps arabes et, déjà, de la Syrie. L’ancien conseiller à la Sécurité puis Secrétaire d’Etat de Richard Nixon puis de Gerald Ford résumait pour le Washington Post : « Pour prévenir la répétition de ce carnage, les traités de Westphalie ont séparé les questions internationales et les questions domestiques. Les Etats, bâtis autour d’unités nationales et culturelles, ont été considérés comme souverains à l’intérieur de leurs frontières ; les relations internationales ont été confinées à leur interaction entre des frontières établies » (4). Puis ce système a été étendu « par la diplomatie européenne, au monde entier » et il a survécu aux deux guerres mondiales. Or, ajoute Jean-François Kervégan, « ce que nous nommons aujourd’hui mondialisation fait qu’une grande partie des affaires humaines échappe aujourd’hui à l’emprise des Etats, même des plus puissants d’entre eux. Par conséquent, des théâtres d’oppositions, éventuellement d’affrontements, économiques, religieux ou autres se développent qui échappent à la puissance de l’Etat (…). Le terrorisme peut ainsi être analysé comme étant une manifestation exacerbée de cette forme de dé-territorialisation de la politique qui est le produit d’une dissolution de l’ordre inter étatique qui avait eu pour cœur l’Europe moderne ».
Quatre siècles après donc, l’histoire bégaie : puisqu’ils considèrent que leur cause est juste à l’exclusion de toute autre, lesdits terroristes nous considèrent comme des criminels qu’il faut punir et éradiquer – civils ou militaires qu’importe – eux, comme l’écrit François Danjou, « dont le projet non négociable est la destruction des modes de vie et de l’organisation du monde tel qu’il avait été imaginé par les vainqueurs en 1945 ».
Or, tout à fait étranger à ces réflexions, que plaidait Barack Obama lors de sa tournée asiatique ? La promotion du Traité transpacifique (TPP), précisément destructeur de l’emprise des Etats sur leurs affaires, l’illustration ultime de ce transfert de puissance étant la possibilité offerte aux entreprises marchandes ou financières, qui agissent dans l’intérêt de leurs détenteurs privés, de contester les décisions des Etats représentant les intérêts, les choix propres, y compris culturels, de leurs populations. A aucun moment, dans sa longue plaidoirie du 20 novembre au sommet de l’ASEAN (5) n’affleure la problématique de la perte de souveraineté, de l’affaiblissement des Etats confrontés à des règles qui restreignent leur capacité à gérer leurs questions domestiques – le président américain ne semble avoir aucune intuition des risques afférents ou de les négliger (si ce n’est de les souhaiter ?) tant le schéma proposé répond aux « intérêts nationaux américains ». Pourtant, Henry Kissinger voyait dans l’affaiblissement des Etats un danger depuis avéré : que « leur territoire ne devienne une base pour le terrorisme ou de fournisseurs d’armes pour des voisins qui, en l’absence de toute autorité centrale, n’auront aucun moyen de les contrecarrer » (4).
Manque de lucidité, imprudence, volonté délibérée de la Maison Blanche ? On peut tout craindre, parce que, ajoutait Kissinger, « en l’absence d’un concept stratégique clairement articulé, un ordre mondial qui érode les frontières et confond guerres internationales et guerres civiles ne peut jamais connaître de pause ». Ajoutons les confrontations possibles avec les acteurs, qui, eux, n’acquiescent pas à l’ordre américain – la Chine, la Russie – et nous aurons ouvert un champ de réflexion autour de ce retour au tragique de l’histoire, guerres régulières et irrégulières comprises.
Hélène Nouaille
Document :
Extraits de l’intervention du professeur Jean-François Kervégan sur France culture, le 24 novembre 2015 (voir note 3).
« Carl Schmitt dans ses écrits d’après guerre s’est efforcé de penser ce que j’appelle pour ma part la politique post-étatique : qu’advient-il de la politique quand l’Etat n’est plus la forme évidente et nécessaire dans laquelle la politique est comprise, incluse et en même temps délimitée. Et de ce point de vue (…), il examine toutes les formes de guerre, et de guerre irrégulière qui ce sont développées sur – on pourrait dire sur les ruines de l’Etat.
(…)
Une chose qui me paraît intéressante chez Schmitt (…) est qu’il est très important de faire la différence entre un ennemi et un criminel. Un ennemi est quelqu’un qu’on combat, un ennemi est quelqu’un qu’on punit. Or, dit-il, à partir de la fin du premier conflit mondial, s’est mis en place un processus, qu’il appelle le retour de la guerre juste, dans lequel les rapports d’opposition ne sont plus pensés en termes classiques – il y a des adversaires, des Etats qui se combattent, pour autant l’autre n’est pas un ennemi de l’humanité, c’est un vaincu. Le retour à des formes de moralisation des oppositions politique et des oppositions guerrières qui se produit – il analyse ça longuement – après la première guerre mondiale, au moment de la mise en place de la SDN puis plus tard de l’ONU, remet au goût du jour l’idée que l’ennemi puisse être non pas seulement un adversaire que l’on veut remettre à sa place, combattre, vaincre, mais un adversaire qu’il faut punir parce qu’il est entaché d’une faute morale. Et en fait, l’idée intéressante que l’on trouve est que les formes modernes du terrorisme, même si ce n’est pas directement du terrorisme qu’il parle, représente en quelque sorte le point d’aboutissement de la constitution de l’ennemi en criminel qu’il faut éliminer. C’est typiquement la forme de raisonnement des terroristes auxquels nous sommes aujourd’hui confrontés. L’ennemi, c’est à dire nous, est un criminel : il faut le châtier, le punir, et tous sont coupables. Il n’y a plus de différence entre civils et militaires, etc.
(…)
La référence aux guerres de religion est particulièrement éclairante : ce qu’explique Carl Schmitt dans le Nomos de la terre est que précisément, l’Etat moderne est né des guerres de religion, comme étant la solution : comment éviter ce qui s’est passé en Allemagne pendant la guerre de Trente ans, comment éviter que les deux tiers de la population d’un pays disparaissent en s’affrontant pour des causes entre lesquelles il ne peut y avoir de compromis ? Eh bien en mettant en place un Etat qui va – et c’est finalement ce que vont faire tous les Etats européens modernes – un Etat qui va mettre de côté, neutraliser ces questions en disant bon, vous êtes catholiques, vous vous êtes protestants, vous êtes chrétiens, vous vous être musulmans, mais laissons cette question de côté, n’en faisons pas une affaire politique. Ca, c’est ce qu’avait réussi à faire l’Etat moderne (…), un Etat de puissance, qui avait une puissance suffisante pour neutraliser certaines oppositions et décréter que ces oppositions n’avaient pas de caractère politique et ne pouvaient par conséquent déboucher sur des affrontements physiques. Or cette « performance » de l’Etat moderne (et là je crois que Carl Schmitt a raison) est ce qui a cessé d’être effectif lorsque l’Etat a cessé de déterminer entièrement ce qui est politique. Et cela est vrai pour des raisons dont Carl Schmitt ne parle d’ailleurs que peu : ce que nous nommons aujourd’hui la mondialisation fait qu’une grande partie des affaires humaines échappe directement à l’emprise des Etats, même des plus puissants d’entre eux. Par conséquent, des théâtres d’oppositions, éventuellement d’affrontements, économiques, religieux ou autres se développent qui échappent à la puissance de l’Etat (…). Le terrorisme peut être ainsi analysé comme étant une manifestation exacerbée de cette forme de dé-territorialisation de la politique qui est le produit d’une dissolution de l’ordre inter étatique qui avait eu pour cœur l’Europe moderne.
http://www.franceculture.fr/player/export-reecouter?content=5115491
Notes :
(1) QuestionChine.net, le 28 novembre 2015, François Danjou, La sécurité régionale et globale au cœur des réunions de l’APEC et de l’ASEAN
http://www.questionchine.net/la-securite-regionale-et-globale-au-coeur-des-reunions-de-l-apec-et-de-l-asean
(2) White House, le 20 novembre 2015, Remarks by President Barack Obama and Prime Minister Najib of Malaysia After Bilateral meeting
https://www.whitehouse.gov/the-press-office/2015/11/20/remarks-president-obama-and-prime-minister-najib-malaysia-after
(3) France culture, le 24 novembre 2015, Les chemins de la connaissance, Qu’est-ce qu’une guerre ? Carl Schmitt, comment éradiquer nos ennemis
Par Jean-François Kervégan, professeur de philosophie à l’université Paris 1 Panthéon Sorbonne
http://www.franceculture.fr/player/export-reecouter?content=5115491
(4) Voir Léosthène n° 764/2012 du 9 juin 2012, Etats-Unis, les interrogations d’Henri Kissinger
Dans une livraison remarquée au Washington Post, Henry Kissinger, l’ancien conseiller à la sécurité nationale et Secrétaire d’Etat sous le gouvernement républicain de Richard Nixon puis de Gerald Ford, pose, sans ambiguïté, la question fondamentale du rôle que les Etats-Unis doivent jouer dans le monde d’aujourd’hui : « En l’absence d’un concept stratégique clairement articulé, un ordre mondial qui érode les frontières et confond guerres internationales et guerres civiles ne peut jamais connaître de pause ». Sa réflexion s’inscrit dans le contexte, très actuel, des guerres entreprises au Moyen-Orient dans le contexte du « printemps arabe » au nom « de la doctrine généralisée de l’intervention humanitaire », intervention en Libye, appels à une intervention en Syrie. Henry Kissinger ébauche, avec son expérience du monde, à 89 ans, une interrogation féconde.
The Washington Post, le 1er juin 2012, Henry Kissinger, Syrian intervention risks upsetting global order
https://www.washingtonpost.com/opinions/syrian-intervention-risks-upsetting-global-order/2012/06/01/gJQA9fGr7U_print.html
(5) White House, le 20 novembre 2015, Remarks by President Obama at ASEAN Business and Investment Summit
https://www.whitehouse.gov/the-press-office/2015/11/20/remarks-president-obama-asean-business-and-investment-summit
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