« C’est un nouveau raz-de-marée pour l’extrême droite en Autriche. Le candidat du parti FPÖ, Norbert Hofer, est arrivé en tête du premier tour de l’élection présidentielle ce dimanche 24 avril avec 36,7 % des suffrages exprimés. Les résultats sont très serrés pour la deuxième place, le candidat écologiste a réuni 19,7 % des voix, 18,8 % pour une candidate indépendante. Les deux grands partis au pouvoir depuis 1945 sont éliminés au premier tour, selon des sondages à la sortie des bureaux de vote » (1). Pas de surprise pour ceux qui suivent de près – qu’ils y soient favorables ou non, ce qui n’est pas le sujet ici – la désaffection des électeurs pour les partis traditionnels qui ont exercé le pouvoir depuis 1945. Donald Trump aux Etats-Unis, le « choc » de la montée de l’Alternative für Deutschland (AfD) en Allemagne, celle du Front national en France, de l’UKIP au Royaume Uni, et d’une façon générale les succès de la galaxie des partis commodément désignés comme « extrêmes » en Europe confirment ce que les analystes invités par les médias appellent une « volonté de changement » dans l’électorat des démocraties occidentales.Les circonstances diffèrent pourtant d’un pays à l’autre. Quelques exemples ? En Autriche, la campagne du FPÖ s’est appuyée sur l’afflux des migrants qui se sont dirigés vers l’Allemagne après l’appel lancé par Angela Merkel l’an dernier – avant de bloquer ses frontières avec l’Autriche. En Italie, un sondage Demos (2) du 10 avril dernier montre que le partie 5 étoiles de Beppe Grillo « croît encore. Selon Demos, il se situe à 27,3 %. En cas d’élections législatives, désormais prévues sur deux tours, le «non-parti» de Beppe Grillo l’emporterait sur le PD (de Matteo Renzi) en cas de ballottage. En outre, 31 % des Italiens estiment qu’il est le plus crédible sur la thématique de la lutte anti-corruption, contre 11 % pour la ligue du Nord et seulement 9 % pour le PD ». En France, une vague de sondages donne François Hollande battu en 2017 contre tous les candidats, y compris Marine Le Pen (autour de 28% des voix) (3), quand un sondage Odoxa publié le mardi 23 avril donne Nicolas Hulot devant Alain Juppé en matière de popularité (4) : les électeurs errent-il en recherche d’une figure ‘différente’ (phénomène Macron compris) ? Aux Pays-Bas, c’est un « parti sans structure et sans argent », mais aussi « sans véritable programme », hors la défense des « oubliés du système, la condamnation sans nuance de l’islam, de l’immigration et de l’Europe » (5), celui de Geert Wilders, qui est en tête des sondages. En Hongrie, les « nationalistes » du Jobbik sont à 24% derrière le très conservateur Viktor Orban (41%) quand les socialistes du MSZP sont à 12% selon un sondage Nezopont du 10 avril dernier. Partout, constate le bureau de Bruxelles de FranceTV Info, hors la Belgique francophone, « l’Europe voit la montée des partis d’extrême droite au fil des scrutins » (6).
Aux Etats-Unis, la surprise des politiques comme des éditorialistes est totale : « Politiquement, les Etats-Unis sont un champ de ruines » confie Lauric Henneton, spécialiste de la civilisation anglo-américaine, au Figaro (7). « La campagne des primaires d’éternise, dans les deux camps, et la lassitude s’installe. Une lassitude qui le dispute à la désillusion, voire à l’épuisement. En effet, il apparaît de plus en plus clairement que les électeurs ne veulent d’aucun des candidats qui sont encore en lice ». Ce qui aura, quel que soit le résultat, une conséquence grave pour l’élu(e) en novembre prochain : un pays ingouvernable. « Pour les républicains, perdre la présidence mais garder le Congrès serait un moindre mal. Pour les Démocrates, emporter la Maison-Blanche mais devoir composer avec un Congrès hostile serait une victoire à la Pyrrhus ».
Des deux côtés de l’Atlantique, les électeurs sont mécontents de leurs dirigeants et de leurs partis politiques – et l’affaire n’est pas récente (voir ci-dessous la deuxième infographie). Aux Etats-Unis, nous le relevions ici en octobre 2013 (8), selon un sondage réalisé par NBC et le Wall Street Journal « 70% et 51% des Américains accusent respectivement les Républicains du Congrès et le président Barack Obama de privilégier leur propre agenda politique au détriment de ce qui est bon pour le pays ». Peut-on être plus clair ? Pour l’Union européenne, il suffit de consulter par exemple le sondage réalisé en septembre 2015 pour un panel pan européen (Démocratie directe en Europe) : « Massivement, avec des scores écrasants, les citoyens européens confirment les positions des eurosceptiques (…). C’est une gifle infligée aux gouvernements en place et à la commission Juncker » (9). Le principal reproche ? « Une moyenne de 62,4% des citoyens sondés considèrent que les institutions européennes ne sont pas démocratiques et doivent être profondément réformées. Les plus critiques font partie des pays fondateurs de l’Europe. 86,4% des sondés se sentent avant tout citoyens de leur pays, bien plus qu’Européens ». Ce n’est donc ni la démocratie (ni d’ailleurs « l’Europe ») qui sont rejetées mais la manière dont est conduite la politique par ses responsables, dans les deux cas. La manière aussi, pour les dirigeants et les médias de rejeter les protestations que les électeurs estiment légitimes.
« Les thèmes et aspirations qualifiés avec mépris de «populistes» par l’establishment politico-médiatique sont considérés par 76,3% des sondés comme relevant pleinement du débat démocratique légitime ».
A ce point que voit-on ? Que les grands discours de certains analystes (et politiques) sur ce que serait la « seule voie possible » pour gouverner demain – la coalition des partis dits « modérés », qui ont en commun de vouloir prolonger le même système contesté par les électeurs ne répondent pas au problème posé. En Autriche, relève Reuters (1), ce sont les deux grands partis traditionnels (sociaux-démocrates et conservateurs) qui ont été écartés du pouvoir. Pourtant, le pays est en bonne santé et en quasi plein emploi. Aux Etats-Unis, ce sont les partis dominants, Républicains et Démocrates, qui se déchirent de l’intérieur – un phénomène que l’on constate en France, à gauche comme à droite, ou au Royaume Uni, quand David Cameron rencontre une opposition dans son propre parti qui s’est divisé sur le Brexit. En Suède, c’est un arrangement contre nature qui maintient un parti d’opposition de droite (Démocrates de Suède) hors du gouvernement : « La droite et la gauche ont signé un pacte de non-agression jusqu’en 2022 destiné à neutraliser les populistes. Le premier ministre Stefan Löfven a ainsi pu annuler les élections législatives extraordinaires prévues le 22 mars 2015 (…) ». Annulation d’un « accord qualifié d’historique avec l’opposition de droite, qui devrait permettre à un gouvernement minoritaire de gérer le pays de façon stable, une solution dont le principal objectif est d’annihiler le pouvoir de nuisance parlementaire de l’extrême droite (les Démocrates de Suède, SD). Baptisé «accord de décembre», cet arrangement entrera en vigueur lors du collectif budgétaire de printemps. Il s’étendra sur deux législatures, c’est-à-dire jusqu’en 2022, au terme de la législature actuelle puis de celle qui démarrera en 2018 ». Et Olivier Truc, pour le Temps (10), qui pratique à merveille l’euphémisme d’ajouter : « Cet accord, qui n’est pas sans poser problème d’un point de vue démocratique selon certains, est le fruit de la situation chaotique née au lendemain du scrutin législatif de septembre ».
Pourtant, tous ces pays restent riches, même par temps de crise, si les inégalités s’y creusent. Mais tout s’y passe comme si les classes dominantes, appuyées par les médias qu’elles possèdent et arcboutées sur la volonté de conserver le pouvoir pour elles-mêmes et leurs alliés, ne partageaient plus avec leurs électeurs une vision commune, ou au moins consensuelle, du monde qui se construit – ou qu’elles s’efforcent de construire sans l’assentiment du plus grand nombre et parfois dans l’ombre – l’exemple de la négociation sur le traité transatlantique (TTIP ou TAFTA) et les protestations populaires que le procédé finit par soulever en sont l’illustration parfaite.
Les politiques peuvent imaginer mille scénarios pour que rien ne change : « en réalité, la seule certitude demeure l’incertitude la plus totale », écrit Lauric Henneton à propos de la situation américaine. Son constat s’applique partout. Laissons le dernier mot à la presse autrichienne, ici Rainer Nowak pour Die Presse (11), au soir du scrutin : « Les votants ont sanctionné deux partis qui pensent que peu importe le cheval qu’ils envoient dans la course, il y aura une place au second tour. Ce n’est plus le cas ». Les électeurs « exigent et imposeront un changement profond dans la politique, le style et le pays, on vit les derniers moments d’une ère. Nul ne sait ce qui viendra après (…). Mais rien ne restera comme aujourd’hui ».
« Ce changement, il faut l’affronter ».
Hélène Nouaille
Infographies :
Affiche de campagne du FPO (A Sankt Pölten, en Basse-Autriche, 72% des personnes recevant des indemnités d’existence (838 euros par mois) ne sont pas de nationalité autrichienne).
http://lionelbaland.hautetfort.com/media/01/02/417649347.52.jpg
Membres d’un parti politique en pourcentage du nombre d’électeurs (neuf pays européens) de 1980 à 2008
https://www.monde-diplomatique.fr/local/cache-vignettes/L432xH800/militants-9d02d.png
(Issu d’un dossier du Monde Diplomatique Les Militants en Europe, janvier 2015)
https://www.monde-diplomatique.fr/cartes/militants
Notes :
(1) RFI/Reuters, le 24 avril 2016, Présidentielle en Autriche : l’extrême droite largement en tête au premier tour
http://www.rfi.fr/europe/20160424-presidentielle-autriche-fpo-hofer-extreme-droite-largement-tete-premier-tour
(2) Le Monde, blog de Philippe Ridet, correspondant en Italie, le 10 avril 2016, Renzi paye dans les sondages le soupçon de conflit d’intérêts
http://italie.blog.lemonde.fr/2016/04/10/renzi-paye-dans-les-sondages-le-soupcon-de-conflit-dinteret/
(3) Le Point/AFP, le 23 avril 2016, Présidentielle 2017 : Hollande au plus bas, Juppé roi des sondages
http://www.lepoint.fr/politique/presidentielle-2017-hollande-au-plus-bas-juppe-roi-des-sondages-23-04-2016-2034437_20.php
(4) Les Echos, le 26 avril 2016, Nicolas Hulot double Alain Juppé dans les sondages
http://www.lesechos.fr/politique-societe/politique/021878186464-nicolas-hulot-double-alain-juppe-dans-les-sondages-1217478.php
(5) Le Monde, le 9 avril 2016, Jean-Pierre Stroobants, correspondant à Bruxelles, Aux Pays-Bas, le populiste Geert Wilders fait la course en tête
http://www.lemonde.fr/idees/article/2016/04/09/aux-pays-bas-le-populiste-geert-wilders-fait-la-course-en-tete_4899223_3232.html
(6) FranceTV Info, Blog du bureau de Bruxelles, Pourquoi la Wallonie ne penche pas vers l’extrême droite ?
http://geopolis.francetvinfo.fr/bureau-bruxelles-france2/2016/04/21/pourquoi-la-wallonie-ne-penche-pas-vers-lextreme-droite.html
(7) Le Figaro, le 22 avril 2016, Lauric Henneton, Primaires américaines : 5 scénarios et un champ de ruines
http://www.lefigaro.fr/vox/monde/2016/04/22/31002-20160422ARTFIG00323-primaires-americaines-5-scenarios-et-un-champ-de-ruines.php
(8) Léosthène n° 878/2013 du 16 octobre 2013, Etats-Unis, la bonne question
Les agences de presse chinoises, qui s’intéressent à la paralysie américaine (dite shutdown) avec de plus en plus d’impatience, attribuent sans détours le « désastre » dont la planète « n’arrive toujours pas à se remettre » (entendez le désordre causé par la chute de Lehman Brothers en 2008) aux « barons de Wall Street ». Vraiment ? C’est Francis Fukuyama qui rappelle que le système constitutionnel américain a déjà produit les mêmes effets (sur « droits civils et politiques complets aux Africains américains », par exemple). Et puis il y a les lobbies représentent la primauté des intérêts individuels sur l’intérêt général. Il y a encore les grands corps d’Etat – le Trésor, les Armées, elles-mêmes divisées, les agences de renseignement en recherche d’influence – la réserve Fédérale, boussole des bourses mondiales intoxiquées aux liquidités qu’elle émet mois après mois. Et la question qui vient : où est le pouvoir aux Etats-Unis ? Qui contrôle quoi ? Si Francis Fukuyama a raison, et que la constitution permet aux positions minoritaires de bloquer l’action de la majorité, alors le système est au bout de sa logique – une logique conforme à l’idéal des Pères fondateurs, et dans une dynamique dévastatrice.
(9) Le Peuple.be, le 2 septembre 2015, Sondage exclusif : rejet du « politiquement correct »
Le sondage a été effectué par l’institut de sondage MAS (Market Analysis & Synthesis) (http://www.masresearch.be), sur un échantillonnage représentatif dans 7 pays européens: Belgique, France, Pays-Bas, Pologne, Lituanie, Tchéquie et Suède.
http://lepeuple.be/sondage-exclusif-rejet-du-politiquement-correct/52518
(10) Le Temps, le 30 décembre 2014, Olivier Truc (Le Monde), En Suède, un accord historique contre l’extrême droite
http://www.letemps.ch/Page/Uuid/bcb3ac3a-8f8d-11e4-9ac8-723e124a5af7/En_Su%C3%A8de_un_accord_historique_contre_lextr%C3%AAme_droite
(11) Courrier international, le 26 avril 2016, traduction de Die Presse (Vienne) : « C’en est fini de la IIe République »
http://www.courrierinternational.com/article/autriche-victoire-de-lextreme-droite-cen-est-fini-de-la-iie-republique
L’article en allemand (Rainer Nowak le 24 avril 2016) :
http://diepresse.com/home/meinung/kommentare/leitartikel/4974451/Das-war-sie-dann-die-Zweite-Republik?direct=4974613&_vl_backlink=/home/index.do&selChannel=5909
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