L’Irak est un pays meurtri qui souffre dans toutes ses parties. Selon le site britannique Iraqi Body Count (1), il y avait, au 10 février 2006, entre 28427 au minimum et 32041 civils non combattants tués depuis le début du mois de mars 2003. Le journal médical britannique bien connu The Lancet publiait quant à lui, le 29 octobre 2004. “ En mars 2003, des forces militaires, principalement américaines et britanniques, envahissaient l’Irak ”. En comparant les périodes pré et post invasion sur un certain nombre de mois (2), les auteurs concluent : “ Avec les réserves d’usage, nous pensons qu’il s’est produit environ 100000 morts ou plus depuis l’invasion de l’Irak ”. Pour ne rien dire des bombardements et du blocus qui ont précédé mars 2003.Ces chiffres ne prennent pas en compte les blessés ni pour les premiers les soldats tombés au combat – ni aucun des effets secondaires de la guerre, dommages, séquelles, chômage, malnutrition des enfants, difficultés à vivre tous les jours, même dans les régions les moins chaotiques. Le sondage réalisé par PIPA (3) sur ce que souhaitent, aujourd’hui, les Irakiens, est donc intéressant. “ La situation en Irak continue à poser beaucoup de problèmes aux Etats-Unis, à la communauté internationale, et, par-dessus tout, au peuple irakien et à son gouvernement émergeant. Les attaques contre les forces américaines, les forces de sécurité irakiennes et les civils ne baissent pas d’intensité. Nombreux sont les appels à un calendrier de retrait des troupes américaines, mais le président Bush n’y a pas donné suite ” commente l’étude en introduction.
Que pense donc le peuple irakien de la situation actuelle et comment anticipe-t-il ses développements ?
Voyons les résultats, en ayant à l’esprit que l’étude cherche à différencier les attitudes de ce qu’elle désigne curieusement comme des “ sous-groupes ethniques ” (Arabes sunnites et chiites sont des communautés religieuses) et que les laïcs irakiens disparaissent, quand nous savons, par un sondage de juin 2005 (4) que si la majorité des Irakiens souhaite que leur constitution s’appuie sur l’Islam (à 84 %), un tiers aspire à une séparation entre, le mot est impropre, l’Eglise et l’Etat et que 8 % récusaient toute référence à l’Islam.
Chacun est conscient que son pays est occupé – et que cela va durer. Un Irakien sur quatre seulement pense que les Américains accepteraient de se retirer si le gouvernement en place le demandait : les Sunnites n’y croient pas du tout (5 %), les Kurdes un peu plus (17 %), les Chiites sont un peu plus optimistes (32 %). Même si l’Irak était stabilisé, pense une écrasante majorité (80 %), les Etats-Unis n’envisageraient pas de retirer toutes leurs forces militaires – ils prévoient au contraire d’y implanter des bases permanentes.
Permettez-moi d’être claire”, disait récemment Condoleeza Rice (5) qui tentait de redéfinir ce que doit être dans le futur la diplomatie américaine pour répondre au souhait du président de “ changer le monde ” : “ une (telle) diplomatie est enracinée dans le partenariat ; pas dans le paternalisme. Il faut faire les choses avec les gens, pas pour eux ”. En Irak, les choses se présent mal : d’expérience, les Irakiens paraissent assez peu réceptifs à cette rhétorique et aspirent avant tout à s’occuper de leurs affaires pour reconstruire leur pays.
Lorsqu’on leur pose la question de savoir s’ils préfèrent être aidés par les Etats-Unis ou l’ONU dans leur effort, ils s’expriment nettement. D’abord, remarquons que 18 % d’entre eux récusent les deux propositions (3% des Kurdes, près d’un Sunnite sur deux et 13 % des Chiites). Ensuite, 59 % préfèrent l’ONU – même chez les Kurdes (6) (53 %) pourtant conscients d’être protégés dans leur volonté d’autonomie par la présence américaine. Et si deux tiers d’entrent eux sont sensibles aux efforts de la Ligue arabe pour faciliter la “ réconciliation ” en Irak (7) tout en étant plutôt sceptiques sur leurs effets concrets, “ une majorité d’Irakiens ont une vue négative de l’influence des pays musulmans voisins sur l’Irak, bien que les différences soient évidentes entre groupes ethniques selon que l’on considère l’Iran ou la Syrie ”.
Il faut ici regarder les chiffres de près, parce que les Américains se sont beaucoup servi de l’influence iranienne sur une partie de la population et des imams chiites irakiens pour éviter une union de la résistance sunnite avec les réfractaires chiites à leur présence en Irak – entre autres choses. Et que la balance future du pouvoir entre les deux pays est importante pour la physionomie de la région demain. C’est pour préserver un équilibre que les Occidentaux ont aidé les deux camps pendant les six années de guerre qui les ont opposés entre 1982 et 1988. Or, même chez les chiites, qui partagent leur obédience religieuse avec les Iraniens, 30 % considèrent que l’Iran a une influence plutôt négative sur l’Irak. Et bien sûr, 93 % des sunnites et 63 % des Kurdes (majoritairement sunnites) pensent de même – 52 % donc de la population.
La Syrie (sunnite) n’est pas mieux perçue : 61 % lui voient une influence négative, dont 80 % des chiites et 55 % des Kurdes. Nous l’avons dit, les Irakiens aspirent à leur souveraineté sur leurs affaires. Bien entendu, ils ne regrettent pas la chute de Saddam – qui la regretterait ? Mais les sunnites restent très pessimistes quant à leur avenir et récusent à 92 % la légitimité du gouvernement émergeant, même s’ils ont, pour la première fois, participé aux élections dont il faut dire que la transparence était loin d’être assurée. Si nous l’avions oublié, la démocratie ne tient pas qu’à l’ouverture des urnes mais à un ensemble de règles dont le respect de la minorité par la majorité n’est pas la moindre.
Sur quels points, en dehors de sa revendication de souveraineté, s’accorde la population ?
Eh bien tout d’abord, mauvais temps annoncé pour les troupes américaines (8), sur les attaques dont elles sont l’objet : 88 % des sunnites mais aussi 41 % des chiites les soutiennent, et l’on trouve même 16 % des Kurdes pour y être favorables. En revanche, ce qui est logique, 93 % des Irakiens sont hostiles aux attaques menées contre leurs propres forces de sécurité, à peu près tous aux attaques contre la population civile. Ce qui permet à certains commentateurs d’annoncer que le torchon brûle entre les terroristes d’al Caïda et les sunnites. La situation n’est pas si simple. Mais qui aimeraient voir des étrangers à son pays s’y livrer à toutes sortes d’exactions et, même au nom d’une lutte commune contre l’envahisseur, en faire payer le prix à ses propres enfants ?
Nous savons que les terroristes étrangers, venus à la suite de l’invasion, ont trouvé en Irak un terrain d’entraînement où se forme une génération de jihadistes accourus d’un peu partout – il existe d’ailleurs un aller retour avec l’Europe. Les Irakiens sont très lucides sur ce point et savent qu’après le “ licenciement ” sans autre forme de procès de l’armée irakienne par les Américains, leurs troupes en formation ne sont pas prêtes au maintien de l’ordre qui leur est demandé : 59 % des Irakiens le craignent, incluant 55 % des chiites, 58 % des sunnites et 73 % des Kurdes. On dit que Washington discute en ce moment avec d’anciens cadres baathistes expérimentés, tentant de les rallier, contre promesses d’avantages et de positions, au corps de sécurité irakienne. Quoiqu’il en soit, cela prendra du temps.
Les Irakiens pensent que de multiples aspects de leur vie s’amélioreraient si les Américains quittaient l’Irak ”, constate PIPA. “ Les sunnites et les chiites le pensent sur toutes les questions posées, les Kurdes ont une vue plus nuancée ”. Consensus sur l’amélioration de la sécurité au jour le jour (67 %), même sentiment les chez les chiites (66 %) et les sunnites (86 %) sur la diminution des attaques violentes – mais les Kurdes craignent à 73 % le contraire. La présence des terroristes étrangers devrait décroître avec le départ des troupes US pour les premiers (69 %), augmenter pour les seconds (74 %). Mais les Irakiens ont majoritairement (61 %) peu d’illusions sur les troubles interethniques (nous dirions inter communautaires) prévisibles.
Malgré cette réserve, la majorité s’accorde à penser qu’un départ américain faciliterait une meilleure performance du gouvernement irakien, 73 % estimant qu’il entraînerait les différentes factions à “ coopérer au Parlement, incluant une majorité de Kurdes (62 %), de sunnites (87 %) et de chiites (68 %) ”. Et que la vie quotidienne s’améliorerait, services publics, électricité, santé, éducation compris – promesses américaines de “ reconstruction ” non tenues, les budgets ayant été affectés en priorité au maintien de l’ordre.
Enfin, un point occupe tous les Irakiens : obtenir un calendrier de retrait des forces de la coalition. 94 % des sunnites, 71 % des chiites et tout de même 40 % des Kurdes le souhaitent – 70 % de la population. Et ce dans un délai de six mois à deux ans – la question paraît importer à PIPA pour des raisons intérieures américaines, on le comprend. Une majorité attend que le nouveau gouvernement demande ce calendrier aux Américains (87 %), même chez les Kurdes (64 %). Et ceci, pour Steven Kull, directeur de PIPA, explique bien des choses : “ Il semble que le soutien (des Irakiens) aux attaques menées contre les forces de la coalition ne soit pas motivé par le désir de voir les Etats-Unis quitter immédiatement l’Irak mais plutôt pour maintenir une pression afin d’obtenir finalement leur départ – une chose que la plupart des Irakiens considère que les Américains n’ont pas l’intention de faire ”.
Une chose est claire, les Irakiens sont lucides : ils connaissent sur le bout des doigts la violence qui menace leur société bouleversée. Les Kurdes, qui jouissent d’une autonomie de fait dans l’Irak actuel, refusent à la nouvelle armée irakienne l’entrée sur leur territoire et considèrent que la présence américaine les protègent, eux, sunnites, des appétits des chiites majoritaires, craignent les conséquences de la transition irakienne vers, disons, plus de souveraineté. Ce sont eux qui souhaitent le plus (à 73 %), en remplacement des forces US, la présence de “ forces venues d’autres pays ” dont la composition n’est pas spécifiée, pour permettre la formation de forces de sécurités irakiennes. Mais 59 % de l’ensemble des Irakiens le souhaitent aussi.
Pour les Kurdes, ces forces seraient invitées pour deux (31 %) à trois ans (33 %), tandis que les chiites et les sunnites envisagent une présence un peu moins longue. Ici, PIPA fait remarquer la constance de l’attitude des Irakiens : “ Un sondage conduit dans le gouvernorat de Bagdad par Gallup en septembre 2003 avait déjà enregistré ce soutien à une présence militaire internationale. 66% des sondés disaient qu’ils seraient favorables à ‘ l’installation d’une force internationale de maintien de la paix ’ en Irak. 32 % seulement y étaient opposés ”. Aujourd’hui, après presque trois ans d’occupation et de violences, il n’y a que 39 % de la population pour penser que “ d’ici à six mois les forces de sécurités irakiennes seront assez fortes pour assurer les défis sécuritaires que l’Irak devra affronter ”.
Comment définirait-on ces “ forces étrangères ” et leur mission ?
Eh bien la sagesse – et le droit international – prévalent. Les Irakiens souhaitent une conférence internationale qui réunirait les Etats-Unis, l’Europe, les Nations Unies et plusieurs pays arabes : il s’agirait de coordonner les efforts de chacun “ pour aider l’Irak à atteindre une plus grande stabilité et améliorer sa croissance économique ”. Cette perspective est soutenue par 64 % des Irakiens, dont 72 % des Kurdes et 69 % des chiites. Les sunnites, restent, eux, plus réservés à l’égard de toute ingérence étrangère (ils sont 57 % dans ce cas, 40 % en faveur de l’idée d’une intervention internationale). Ces chiffres confortent l’étude Gallup de septembre 2003 : 83 % des Irakiens pensaient déjà qu’il était nécessaire de briser leur quasi tête-à-tête avec les Britanniques et les Américains.
En mars prochain, la guerre aura trois ans. Rien n’est réglé, le futur est incertain, les terroristes étrangers installés, ce qui n’était pas le cas au départ, mais les attentes restent constantes et fortes dans un Irak jeune où les deux tiers de la population ont entre 15 et 35 ans. L’énorme appareil américain s’use lentement – et les coûts de guerre deviennent exorbitants.
Les Américains quitteront-ils l’Irak ? Les Irakiens ne le pensent pas, s’ils le souhaitent.
Nous partageons leur sentiment, parce que la situation régionale – la situation en Iran par exemple, mais pas seulement – accrédite les plans anciens de construction de bases fermées le long de certaines frontières, le souci principal de Washington étant de se retirer des rues et du maintien de l’ordre coûteux en hommes, tâche qu’ils auraient aimé déléguer à des troupes alliées, ce que la France et l’Allemagne ont continûment refusé de faire. Au-delà des discours flambards sur “ la victoire en Irak ”, la dure leçon de la réalité transparaît, sur ce point, dans le projet déjà cité de Condoleeza Rice (5) : “ Durant les 15 dernières années, alors que la faillite violente des Etats devenait une menace mondiale plus forte, nos forces militaires ont porté une part disproportionnée des responsabilités post-conflits (…). Ces expériences nous ont montré la nécessité d’améliorer notre capacité à travailler plus efficacement aux intersections cruciales de la diplomatie, de la promotion de la démocratie, de la reconstruction économique et de la sécurité militaire ”. Chacun des termes de sa proposition est à méditer à la lumière de la leçon irakienne.
Et sont eux, les Irakiens toujours occupés, qui auront le plus rudement questionné l’hubris américaine.

Hélène Nouaille

 

Notes :
(1) Le tableau général est donné à l’adresse : http://www.iraqbodycount.org/database/bodycount_all.php?ts=1140110267 La méthodologie, les sources, les auteurs de l’étude sont indiqués sur le site, dans plusieurs langues dont le français. Une carte de l’Irak comportant la localisation des civils tués à la suite d’une opération militaire est disponible à l’adresse : http://www.mapbureau.com/publish/donalda/iraqbodycount/index.html
(2) L’étude est accessible en anglais à l’adresse : http://www.thelancet.com/journals/lancet/article/PIIS0140673604174412/abstract Enregistrement nécessaire.
(3) Program on International Policy Attitude (PIPA) What the iraqi public wants : téléchargeable à l’adresse : http://www.pipa.org/
(4) Voir le sondage à l’adresse : http://www.pipa.org/templates/fullPage.php?type=analysis&visit=1&id=4
(5) Discours le 18 janvier dernier devant la Georgetown School of Foreign Service, disponible en anglais à l’adresse : http://www.scoop.co.nz/stories/WO0601/S00268.htm
(6) Pour les Kurdes (qui sont des sunnites), le pays sous sa forme actuelle est un aléa du traité de Sèvres signé en 1920 lorsque l’empire Ottoman, allié à l’Allemagne, a été dépecé après la première guerre mondiale. Le traité prévoyait la constitution d’un Etat Kurde qui sera ignoré lors de la signature, le 24 juillet 1923, d’un accord définitif entre les alliés, auxquels est confiée l’administration des anciennes provinces ottomanes, et Atatürk, le fondateur de la Turquie moderne. Voir Léosthène n° 112, Irak, deux visions inconciliables, du 13 avril 2005.
(7) Conférence tenue en novembre 2005.
(8) Les chiffres des pertes américaines sont disponibles à l’adresse : http://www.antiwar.com/casualties/index.php#count Au 16 février, les chiffres sont de 2271 mors et 16549 blessés (plus 204 morts pour les troupes non américaines). D’après le rapport UPI, 1 soldat sur dix (environ 1000 soldats) a été traité pour des troubles psychiatriques.