George Bush est en voyage. Pas très loin de chez lui, en Amérique latine, depuis le 8 mars. Officiellement, il vient vendre une poignée d’accords bilatéraux (1) avec le souci de renforcer une coopération économique qui reste prédominante entre l’hémisphère sud des Amériques et le voisin du Nord – même, il faut s’en souvenir, avec le Venezuela du président Chavez, qui fournit 12 % de l’énergie pétrolière dont les Etats-Unis ont besoin. Mais il vient aussi avec une nouvelle idée – ou plus exactement une idée ancienne habillée de neuf : celle que l’amiral James Stavridis (2), nouveau responsable, depuis octobre 2006, du Commandement sud (USSOUTHCOM) (3), désigne comme une parade contre de “ nouvelles menaces ”.Quelles nouvelles menaces ? Eh bien l’amiral Stavridis évoque le “ narco-terrorisme ” (qui est ancien, comme chacun le sait), le “ populisme radical ” (qui désigne Chavez, on s’en doute) et les “ espaces vides ” qui ne sont sous contrôle de personne, ni armée ni police, et pourraient servir de refuge aux “ terroristes ” et aux narco-trafiquants – et menacer directement la sécurité des Etats-Unis. Derrière le discours très fleuri sur “ la connexion vitale que nous partageons avec les magnifiques et diverses nations des Amériques ” et “ les intérêts partagés qui permettent de construire ce splendide hémisphère ” dont “ les futurs sont inextricablement liés ” (4) plane le rôle de la puissance militaire américaine au-delà de sa contribution aux missions humanitaires sur le sud du continent.
Où sont situés ces “ espaces vides ” ?
Essentiellement en Argentine et au Brésil, en Patagonie et en Amazonie. On sait déjà que les frontières entre la Colombie et ses voisins ne sont pas étanches, ni avec le Surinam, ni avec le Venezuela – mais il y a encore les régions limitrophes entre l’Equateur et la Colombie (lac Agrio) ou entre le Brésil et la Colombie ( Tabatinga Leticia) qui restent ouvertes aux narco trafiquants. Pour l’amiral Stavridis, il existerait de plus des zones de “ non-droit ” où prospèreraient des groupes islamistes radicaux (sic) précisément à la jointure des frontières entre le Brésil, l’Argentine et le Paraguay. Il appelle donc, pour contenir ces menaces, à des solutions qui requièrent “ coopération et partenariat ” puisque “ aucune nation, petite ou grande, ne peut venir à bout (de ces menaces dont) aucune ne s’arrête à une frontière nationale ”.
Et de proposer donc une solution militaire sous patronage américain, qui “ implique de multiples exercices d’entraînement, un partage de technologie, des accords de sécurité, une aide humanitaire et une myriade d’autres programmes (…) ” afin “ d’améliorer la capacité de la région à répondre, aujourd’hui et demain, aux défis sécuritaires ”. Il existe déjà une “myriade” de programmes en cours en Amérique centrale. Mais voilà, certains gouvernements d’Amérique du Sud sont hostiles à cette idée, comme l’indique la réaction de la ministre de la Défense argentine Nilda Garré : “ Les positions du Commandement Sud sont incompatibles avec la stratégie adoptée par le gouvernement argentin. Nous opérons, en effet, une refonte des forces armées, en en renforçant le contrôle civil, avec comme ambition ce que nous appelons la conjuntez, l’action conjointe des trois armes. Cette politique va à l’encontre de la théorie états-unienne préconisant l’élimination des frontières entre défense et sécurité ”.
La position du Brésil est bien connue – qui ne dépend pas, si l’on regarde l’historique, du gouvernement en place. Le pays (5ème du monde en surface, 190 millions d’habitants) aspire à sa souveraineté, y compris sur l’immense espace de l’Amazonie, très riche en ressources naturelles, qu’il s’estime en droit de contrôler. Il a mis en place plusieurs plans (COBRA – Colombie Brésil, Calha Norte…) qui ont la lutte contre le narco-trafic pour objet, et malgré l’implication américaine dans le SIVAM (Système de vigilance de l’Amazonie), surveillance électronique de 5 millions de kilomètres carrés, contrat controversé remporté par la firme US Raytheon, le principe est à une distanciation d’avec les forces américaines (5). Disposant d’un budget de défense (1% du PIB) et d’un secteur aéronautique prospère, le Brésil a des ambitions politiques et militaires propres et ne souhaite pas que la collaboration nécessaire devienne synonyme de subordination.
De quelles facilités dispose aujourd’hui l’USSOUTHCOM ?
De bases et radars essentiellement en Amérique centrale (base de Comalapa au Salvador, de Soto Cano au Honduras), et dans les Caraïbes (Guantanamo à Cuba, Fort Buchanan et Roosevelt Roads à Porto Rico) ainsi que d’une base au large du Venezuela, dans l’île d’Aruba (Reina Beatrix). La Colombie bien sûr abrite des radars fixes (onze) ainsi que le Pérou (trois). Il existe encore des radars mobiles distribués dans les Andes et les Caraïbes dont l’emplacement est tenu secret. L’Equateur a décidé de ne pas renouveler l’accord dit de Manta – où les Etats-Unis disposent d’une base qu’ils devront quitter d’ici à 2009. Enfin, il ne faut pas oublier le déploiement de la marine américaine – dans les Caraïbes et ailleurs.
Dans l’esprit du président Bush, comme dans les discours de l’amiral Stavridis bien sûr, coopération militaire, aide financière et économique ou humanitaires sont liées – et le seront à l’avenir : “ Dans les mois qui viennent ”, déclarait président américain le 5 mars dernier à la presse (6), “ cette Administration convoquera une conférence sur l’Hémisphère Ouest qui rassemblera des représentants du secteur privé, d’organisations non gouvernementales, et de groupes et associations religieux (faith-based). L’objet en est de partager des expériences, de discuter de moyens efficaces de distribuer des aides et de construire les institutions nécessaires à une société civile forte. Est-il de notre intérêt d’agir ainsi ? Absolument, c’est de notre intérêt. Un voisinage transparent conduira à un voisinage pacifique, et ceci est de l’intérêt de tous les citoyens de notre pays ”.
Le discours efface apparemment la doctrine Monroe, et les 53 interventions militaires américaines dans le sud du continent (7) entre 1890 et 2004 ; et présume un peu rapidement peut-être de la volonté des peuples : “ Aujourd’hui, les liens les plus importants entre le Nord et le Sud de l’Amérique ne sont pas de gouvernement à gouvernement, mais de peuple à peuple ” ajoute George Bush. Malheureusement, les résultats d’une enquête de BBC World Survey, communiquée par World Public Opinion le 8 mars montrent exactement le contraire (8). L’influence des Etats-Unis est vue comme négative par 64 % des Argentins (contre 13 % qui la considèrent comme principalement favorable), 57 % des Brésiliens (contre 29 %), 53 % des Mexicains (contre 12 %) et 51 % des Chiliens (contre 32 %).
Ce qui fait écrire à l’Institut : “ L’effort du président Bush pour montrer aux Latino-Américains qu’ils “ ont un ami dans les Etats-Unis d’Amérique ” pourrait être difficile à vendre pendant son périple en cinq étapes dans la région : une majorité d’entre eux voient les Etats-Unis défavorablement (…) et la plupart désapprouvent la politique étrangère de l’administration Bush ”. Et pourtant, écrit-il encore avec une fraîcheur significative de l’état d’esprit américain devant le “danger” que représente le président vénézuélien “ la région ne semble pas embrasser le changement radical adopté par quelques anti-Américains nationalistes. La plupart se voient comme politiquement modérés et ne regardent pas très favorablement l’archi-rival des Etats-Unis dans la région, le président Hugo Chavez du Venezuela ”.
Non. Mais les plus proches des Etats-Unis eux-mêmes constatent avec inquiétude la quasi indifférence américaine à leur problèmes réels. “ L’indifférence inexplicable des Etats-Unis pour cette région est à la fois naïve et dangereuse. Le nouveau Congrès démocrate a déclaré qu’il était nécessaire de « renégocier » les accords de libre-échange avec le Pérou et la Colombie. Comment les quelques alliés des Etats-Unis qui subsistent en Amérique latine sont-ils censés prendre ce message ? Si les Américains ne se décident pas à soutenir leurs amis d’Amérique latine, il faudra probablement une génération entière pour réparer les dégâts ” écrivait en janvier dernier Kenneth Rogoff, professeur à l’université Harvard et ancien économiste en chef du FMI, cité par le quotidien Les Echos.
Et puis le monde change : la Chine, l’Inde, la Russie et même certains pays africains (Afrique du Sud), pénètrent le marché latino-américain, mondialisation des échanges (et recherche de ressources vitales) obligent. L’Union européenne aussi. Alors l’idée d’associer expansion militaire et influence est-elle si bonne ? En tous les cas elle est symbolique de l’administration Bush – et des ambiguïtés du Congrès. Après tout, l’aide américaine (1,6 milliard de dollars) est bien inférieure à celle que le président Chavez distribue. Et lui aussi sait faire du “ social ” et “ communiquer ” sur le terrain. Georges Bush a prévu six jours pour reconquérir les peuples avec la démocratie aux lèvres et les espaces vides à l’esprit.
Les espaces vides ne seraient-ils pas plutôt à chercher dans la pensée stratégique dominante à Washington aujourd’hui ?
Hélène Nouaille
Sur la doctrine Monroe, exprimée le 2 décembre 1823 par le président américain James Monroe, on peut consulter en ligne sur le site (accès libre) : http://www.leosthene.com/La-doctrine-Monroe-et-l-Amerique.html et le billet de Jacques Bainville (1926) : http://www.leosthene.com/La-doctrine-Monroe-vue-en-1926.html Texte complet du discours (en anglais) à l’adresse : http://www.law.ou.edu/ushistory/monrodoc.shtml
Cartes :
L’Amazonie : http://patrick.murris.com/photos/amazonie_deforestation/WW_Bresil_Amazonie_Exploitation_Carte_2_xl.jpg
Amazonie, carte : http://www.kontynenty.tpi.pl/Amazon2.htm
Les processus d’intégration régionale des Amériques (2005) : http://www.sciences-po.fr/cartographie/atlas2006/25_integration_ameriques_2005.jpg