Nous ne voulons pas être un pays frontière comme c’était le cas pendant la guerre froide ” déclarait lundi le ministre turc des Affaires étrangères Ahmet Davutoglu, interrogé par l’éditorialiste du New York Times (1), Roger Cohen. Lequel précise, sans s’attarder sur ce que la disparition de l’URSS a changé pour le gardien du Bosphore : “ Ahmet Davutoglu, qui a initié une doctrine en politique étrangère et a été ministre des Affaires étrangères turques depuis mai 2009, a irrité nombre d’Américains. Il est considéré comme l’homme du “virage à l’Est” de la Turquie, ami de l’Iran, ennemi d’Israël, allié inconstant de l’OTAN, se méfiant du projet de bouclier anti-missile (proposé par Washington à l’Europe), architecte habile du nouveau statut favorisé par la Turquie vis-à-vis des pays arabes ”.Empêchée par la glaciation des anciennes provinces ottomanes en Asie centrale d’influence à l’Est, gardienne du passage de la Mer Noire vers la Méditerranée – chemin obligé de la flotte soviétique basée à Sébastopol – riveraine du Caucase, de l’Iran, de l’Irak et de la Syrie, la Turquie a bien joué jusqu’à la disparition de l’empire soviétique un rôle de “frontière” défensive du camp occidental. Elle est depuis 1952 membre de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN). “ La nostalgie est grande à Washington pour la Turquie flexible du temps de la guerre froide ” soupire Roger Cohen. Nostalgie du temps où les rapports de force faisaient des Etats-Unis l’incontournable garant de l’ordre, subordonnant les intérêts régionaux à la volonté américaine quand leur diversité affaiblit aujourd’hui un “camp” qui se délite avec l’autorité de son leader.
Intérêts que Roger Cohen reconnaît volontiers : le dégel des relations économiques a été profitable à la Turquie. “ Le commerce annuel avec la Russie a explosé à 40 milliards de dollars. Les relations turco-syriennes n’ont jamais été meilleures. La balance commerciale de la Turquie avec le nord de l’Irak est pléthorique. Un accord de libre-échange a été signé avec la Jordanie. Et la Turquie déclare maintenant avoir pour objectif – malgré les sanctions des Nations Unies – de tripler ses échanges avec l’Iran dans les cinq prochaines années (…). Cette politique a produit une croissance de 7% cette année ”. Ajoutons le fait que la Turquie bénéficie depuis 1996 d’une union douanière avec l’Union européenne (50% des échanges turcs) dont elle est un partenaire privilégié – tout en conservant sa liberté d’action.
Liberté que justement, les Américains auraient aimé voir restreinte : par l’intégration dans l’UE, par exemple, dans la perspective de pérenniser ce rôle de “ gardien du camp occidental ”. Perspective dont le simple bon sens montre l’étroitesse et l’irréalisme si l’on regarde la Turquie au-delà de l’intérêt qu’elle présente pour “l’Occident” – d’ailleurs, sur le sujet de l’OTAN, comment les Turcs n’auraient-ils pas compris que la chute de l’ogre soviétique leur a fait perdre de l’importance, fût-ce comme verrou des détroits pour ne pas évoquer la conquête américaine des Balkans, l’installation de la base de Bondsteel (2) au Kosovo et l’obligeance à leur égard des anciens pays de l’est européen ? Etat nation jeune (1923), la Turquie actuelle est héritière de l’empire ottoman – héritage présent dans les esprits, celui des Turcs en particulier, comme est présent le souvenir de son démantèlement par les Occidentaux, finalisé par le traité de Sèvres, en 1920.
Notre politique, affirme Ahmet Davutoglu, “ est fondée sur une analyse rationnelle de la réalité stratégique actuelle ”. Eh bien si, pendant la guerre froide, l’adhésion à l’UE paraissait une option réaliste, les opportunités offertes par l’histoire et la géographie turques sont aujourd’hui explorées en commun avec des voisins précisément isolés par l’Occident au Proche et Moyen-Orient bouleversés par la chute de l’Irak. Les Turcs, qui ne sont ni arabes ni persans, ont en revanche avec chacun des liaisons anciennes, qui, si l’on regarde bien, vont jusqu’à l’Indus. Un monde turco-iranien existe, par la culture et les échanges, depuis la plus haute antiquité : la médiation par la Turquie, ici alliée au Brésil, nouvel acteur “émergent” du monde, contre les sanctions imposées à l’Iran, est-elle si surprenante ?
Mais que devient l’alliance avec Israël ? Là aussi, le paysage change : “ C’est la disparition des deux circonstances particulières qui avaient permis l’alliance militaire signée en 1996 par la Turquie et Israël – alliance à la base du projet moyen-oriental américain. C’était, d’une part, les Accords d’Oslo avec les Palestiniens, qui rendaient une telle alliance acceptable – mais qui aboutirent à la seconde Intifada. Et, d’autre part, la Syrie comme ennemi commun de l’époque, car elle hébergeait le chef du PKK, la guérilla kurde de Turquie. Damas a pourtant fini par l’expulser et permettre son arrestation. La voie était alors ouverte pour que la Turquie renoue avec sa «profondeur stratégique», c’est-à-dire avant tout avec le monde musulman ” résume Sophie Shihab, depuis Istanbul, pour le Temps (3).
Aujourd’hui donc, Syrie et Turquie ont des préoccupations communes, dont l’équilibre de la région, et le disent sans ménagements excessifs pour les intervenants extérieurs quels qu’ils soient et pour les tenants du projet de grand Moyen-Orient cher à George Bush en particulier : “ Le ministre turc des Affaires étrangères Ahmat Davutoglu et le vice-président adjoint syrien Mohammad Hassan Turkmani ont souhaité que la stabilisation du Proche-Orient soit le fruit d’efforts locaux. « Nous voulons un Proche-Orient édifié par les efforts des pays de la région et non un Proche-Orient façonné par l’extérieur. Les pays de la région sont les plus aptes à trouver des solutions à leurs problèmes », a affirmé M. Turkmani dans une allocution télévisée, à l’issue de la réunion ministérielle ” (4).
Le mouvement est compris à Tel-Aviv où l’on sait interpréter les signes de changement émis par Ankara et l’on peut lire des choses intéressantes dans le Jerusalem Post (5) : “ En dépit des efforts pour isoler la Syrie (de la communauté internationale), particulièrement pendant la période Bush, elle s’est réaffirmée comme un joueur central au Moyen-Orient (…). Le président Bachar el-Assad a affronté l’orage de l’isolement et a émergé comme un acteur essentiel pour résoudre les disputes régionales, y compris dans le conflit israélo-palestinien. Israël devrait maintenant répondre favorablement à l’appel de la Syrie pour de nouveaux pourparlers de paix, et en agissant ainsi utiliser son influence pour faire avancer la paix plutôt que de l’empêcher ”. Il est temps de reprendre les négociations sur l’occupation du Golan “ qui entraînera tôt ou tard un conflit militaire avec la Syrie ” alors qu’Israël “ devient de plus en plus isolé ”.
Nous ne voulons de problèmes avec aucun voisin ” dit encore Ahmet Davutoglu au New York Times. Aucun comprend le voisin russe, avec lequel on négocie (très fermement des deux côtés) hydrocarbures (6) et oléoducs, entre autres choses, et, comme le déclarait en mai dernier le président Abdullah Gül qui recevait Dimitri Medvedev, “ nous maintenons notre coopération à un haut niveau. Je me réfère à notre coopération sur les problèmes du Moyen-Orient, sur le programme nucléaire de l’Iran, sur le Caucase et la stabilité dans les Balkans ”. Et si la Chine n’est pas voisine, elle est considérée sans ostracisme – une grosse pierre dans le jardin de Washington. La Turquie, où l’armée est très atlantiste, a invité les Chinois à participer à ses manoeuvres aériennes (en excluant Israël) dont les Américains se sont alors retirés. Pékin se montre généreux et intéressé au financement de voies ferrées dans l’est montagneux du pays qui abrite les rebelles kurdes.
Pérenne, la politique d’équilibre d’Ankara ? La Turquie ne sera plus le pays “flexible” aux souhaits de Washington. Elle n’a besoin, précise Ahmet Davutoglu “des conseils de personne”, mais elle ne tourne le dos à personne.
Elle ne “vire pas à l’Est”, elle joue opportunément ses cartes de toujours dans un monde qui change.

 

Hélène Nouaille

 

En accès libre : Léosthène n° 418/2008, Turquie : au coeur du maelström

Cartes :
L’empire ottoman (1481 1683) : http://www.lib.utexas.edu/maps/historical/shepherd/ottoman_empire_1481-1683.jpg
L’empire ottoman (1683 1923) : http://www.lib.utexas.edu/maps/historical/ottoman1683_shepherd.jpg

 

Notes :
(1) The New york Times, le 25 octobre 2010, Roger Cohen, Turkey Steps Out http://www.nytimes.com/2010/10/26/opinion/26iht-edcohen.html?_r=1
(2) Global Security.org Camp Bondsteel http://www.globalsecurity.org/military/facility/camp-bondsteel.htm
(3) Le Temps, le 23 octobre 2010, Sophie Shihab, Les grandes manoeuvre de la Turquie http://www.letemps.ch/Page/Uuid/13d281d0-de1c-11df-9b0b-e47316d37edf/Les_grandes_man%C5%93uvres_de_la_Turquie
(4) Zaman France.fr le 26 octobre 2010, Syrie-Israël : la Turquie seul médiateur http://fr.zaman.com.tr/fr/newsDetail_getNewsById.action?newsId=4474
(5) The Jerusalem Post, le 22 octobre 2010, Alon Ben-Meir, Above the Fray : Syria reasserts its centrality to peace http://www.jpost.com/Opinion/Columnists/Article.aspx?id=192290
(6) Ria Novosti, le 18 octobre 2010, Livraisons de gaz iranien suspendues : le russe Gazprom aide la Turquie http://fr.rian.ru/energetics/20101018/187661014.html