Pourquoi diable, se demandent les éditorialistes qui notaient, jusqu’ici, mille signes de rapprochement avec l’Iran, la Turquie a-t-elle accepté d’installer sur son territoire, au sud-est du pays, un radar anti-missiles d’alerte précoce dédié à l’OTAN par les Etats-Unis ? De fait, Téhéran prend très mal cette décision : “ Nous avons dit à nos amis turcs qu’ils n’ont pas pris la bonne décision et que cela sera à leur détriment ” (1) déclarait le président iranien Mahmoud Ahmadinedjad à la télévision en énumérant les mesures de rétorsion possibles. En avril 2008 pourtant, le ministre de la défense turc, Vecdi Gonul, avait fermement déclaré que son pays ne participerait pas à la construction du bouclier anti-missiles (ABM) américain en Europe (2).Amis turcs ? Les relations entre les deux voisins n’ont en effet cessé de s’intensifier : entre 2000 et 2008, les échanges commerciaux ont été multipliés par dix (de un à dix milliards de dollars), une zone d’échange transfrontalière décidée au début de l’année 2010 dans la région du Kurdistan iranien avec la création d’un parc industriel conjoint. La Turquie fait partie du club des 12 pays ayant signé un accord de libre-échange avec l’Iran. Enfin, outre qu’elle importe une part significative de son énergie des champs iraniens, Ankara y a développé des investissements importants dans le secteur énergétique, directement (gisement de South Pars, raffinerie dans le nord du pays) ou en coopération avec des sociétés chinoises dans les énergies renouvelables.
On sait aussi que l’Iran a besoin de la Turquie et de ses infrastructures pour ses exportations énergétiques vers l’Europe gourmande – entre autres besoins de connexion (fibre optique) avec les pays développés de l’Occident européen. Les intérêts de Téhéran et d’Ankara sont réciproques et les deux pays envisageaient un triplement de leurs échanges à l’horizon 2015. Jusqu’ici, la Turquie, héritière de l’empire Ottoman dont elle garde une mémoire vive (voir la carte ci-dessous), jouait avec constance de sa position de passerelle naturelle, par sa position géographique, entre l’Asie centrale (Afghanistan, Azerbaïdjan, Iran, Kazakhstan, Kirghizstan, Ouzbékistan, Pakistan, Tadjikistan et Turkménistan, rassemblés dans une Union du centre asiatique), et particulièrement l’Iran plus que jamais ostracisé par Washington (3), la Syrie et l’Irak.
Il n’est plus question, disait le ministre des Affaires étrangères turques, d’être le pays frontière des différents russo-occidentaux, rôle joué pendant la guerre froide par une Turquie membre de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN) depuis 1952, gardienne des détroits du Bosphore et verrou de l’expansion soviétique vers la Méditerranée. Ankara a d’ailleurs marqué ses distances en 2003, le Parlement turc refusant aux troupes américaines terrestres le passage sur son territoire pour envahir l’Irak. Plus encore, le premier ministre Recyp Erdogan assurait en 2008 les Russes, venus défendre l’Ossétie contre la Géorgie, de sa compréhension : “ La Russie pour nous est un pays avec lequel nous entretenons de très importantes relations commerciales (La Turquie importe 60% de son énergie de Russie). La Turquie imposera un équilibre dans le cadre de ses intérêts ” (4).
Le président turc, Abdullah Gül, précisait de même fermement, lors d’un entretien donné dès le 16 août 2008 au Guardian britannique que “ le conflit en Géorgie a montré que les Etats-Unis ne pouvaient plus définir la politique mondiale selon leur point de vue, et doivent commencer à partager le pouvoir avec d’autres pays ” (5). Le ministre des Affaires étrangères turques, Ahmet Davutoglu s’est fait depuis sa nomination en 2009 le champion d’une politique de “zéro problème” avec ses voisins et d’une volonté de coopération tous azimuts, voire de médiation dans la région – on a vu Recyp Erdogan proposer ses services et ses solutions en Libye, quoique peu écouté à Tripoli comme en Europe. Comme on l’a vu tenter de “parler” avec Bachar-el-Assad à Damas, avant d’adopter une position plus distanciée et d’abriter les bases arrières des opposants au régime syrien – ce qui déplaît fortement à l’Iran, soutien régional de la Syrie.
Que se passe-t-il, se demande pour Asia Times le spécialiste de l’Iran Kaveh L. Afrasiabi, dans le pays qui se donne volontiers en modèle de gouvernement islamique modéré au monde arabe, pays musulman accepté, courtisé de l’Occident ? “ Il y a des signes d’incohérence qui s’accumulent en matière de politique étrangère (…). Au lieu de la “profondeur stratégique” souhaitée, expression fétiche d’Ahmet Davutoglu et de son équipe, la Turquie pourrait bien se retrouver dans la position exactement inverse de profonde insécurité stratégique, insécurité causée par une nuée de problèmes avec ses différents voisins (…) ”. Si l’on écoute le président iranien Mahmoud Ahmadinedjad, les mesures de rétorsion pourraient passer par un soutien au mouvement de guérilla kurde du PKK (Parti des Travailleurs du Kurdistan), actif en Turquie où résident 15 millions de Kurdes – la menace est très précise.
Déplaît encore à l’Iran l’attitude adoptée par la Turquie envers le “printemps arabe”. Si l’installation du radar d’alerte anti-missile de l’OTAN est un facteur évident de discorde, analyse le président d’une université turque, Sedat Laçiner, pour le quotidien turc Today’s Zaman (1) “ plus important encore est le printemps arabe. L’Iran ne voit pas ce printemps comme “Arabe”, mais comme un développement par lequel l’Occident veut reformater le Moyen-Orient dans le sens des intérêts d’Israël. En conséquence, aux yeux des Iraniens, la Turquie agit comme l’agent principal de l’Ouest (…). Bien que ce ne soit pas la Turquie qui ait initié le processus du printemps arabe, elle s’est mise volontairement en position de leader (…). Et les déclarations du premier ministre Recyp Erdogan sur la laïcité (lors de son voyage) en Egypte a touché un nerf sensible ”.
Le rafraîchissement des relations turco-iraniennes n’est d’autre part pas sans conséquences sur les relations entre la Russie et l’Iran. A Moscou, où l’on note donc que “ les négociations russo-américaines sur l’ABM (bouclier anti-missile américain) sont définitivement dans l’impasse” (Ria Novosti), on vante dans le même temps les perspectives de coopération entre l’Iran et la Russie, à l’occasion de l’achèvement de la centrale nucléaire de Bouchehr. “ Entamée en 1974 par l’Allemagne, la construction de la centrale de Bouchehr (sud de l’Iran) a été achevée par la Russie conformément à un contrat signé en 1995. La compagnie Atomstroïexport était en charge du chantier. Début octobre 2010, la Russie a livré du combustible nucléaire à Bouchehr. Le 12 septembre dernier, le premier bloc énergétique, d’une puissance de 1.000 mégawatts, a été mis en service et connecté au réseau électrique national (…). Ce site pourrait servir de modèle de coopération entre les deux pays au cours des années à venir » (6).
Qui trop embrasse mal étreint, pourrait-on dire de la position turque actuelle. “ Depuis qu’il est devenu ministre des Affaires étrangères en 2009, Ahmet Davutoglu a exprimé sans discontinuer son optimisme : la Turquie pouvait rapidement escalader l’échelle du succès en haussant son statut de la 17ème à la 10ème place des économies mondiales, optimisme nourri par la vitalité de la croissance turque (11% au 1er trimestre 2011), sa situation centrale de transit, etc ”, résume Asia Times (7). Euphorie qui explique peut-être les embarras d’aujourd’hui. “ Si (le premier ministre) Erdogan souhaite réellement une Turquie première au Moyen-Orient plutôt que dernière en Europe, alors il lui faudra jeter par-dessus bord une rhétorique sur une prééminence turque qui ne sert aujourd’hui qu’à faire lever des drapeaux rouges dans la région où les ambitions turques sont souvent regardées comme néo ottomanes ”.
Impossibilité du passé ottoman, incertitudes pour l’avenir ? Conséquence d’une politique un peu gribouille, la Turquie se trouve piégée, au contraire de ce qu’elle a voulu depuis la fin de la guerre froide, entre ses multiples attaches et alliances dans une situation qui évoluera en fonction d’intérêts étrangers et d’événements (y compris économiques, un ralentissement est annoncé par le FMI) dont elle n’a pas la maîtrise, sous la menace très concrète des nuisances que sa fâcherie avec son voisin iranien pourrait causer, au travers des Kurdes du PKK, sur son propre territoire. “ L’Iran et le PKK pourraient bien être en négociation, et nous pourrions en voir apparaître bientôt les signes ” reconnaissait le vice-premier ministre turc le 11 octobre dernier.
Et comme une prémisse logique et inopportune, le temps se gâte avec l’Iran…
Hélène Nouaille
Cartes :
Europe et Moyen-Orient : http://www.cosmovisions.com/qEuropeMoyenOrientTopo.htm
L’empire ottoman au 17èe siècle : http://www.ladocumentationfrancaise.fr/spip/IMG/jpg/ESPACESREGIONAUX-01-02.jpg
Iran, distribution ethnique : http://www.ladocumentationfrancaise.fr/spip/IMG/jpg/PROCHEORIENT-Iran-03-01-2.jpg
Les Kurdes entre l’Iran, l’Irak, la Syrie, la Turquie (université de Laval, Québec) http://www.tlfq.ulaval.ca/axl/asie/images/Kurdistan-map.gif
Grand jeu autour du pétrole et du gaz (Philippe Rekacewicz) http://www.monde-diplomatique.fr/cartes/grandjeu