La Turquie avait, pendant la guerre froide, quelques raisons de se sentir « assiégée ». Riveraine de la mer Noire avec l’URSS, gardienne du Bosphore, membre de l’OTAN (Organisation du traité de l’Atlantique nord) elle jouait un rôle de verrou des mers chaudes à l’encontre de la redoutable puissance soviétique. Elle appartient, dès la fin de la deuxième guerre mondiale (1947) à l’appareil mis en place par le président Truman pour « endiguer » le communisme. Admise dans l’OTAN en 1952, elle accueille bases et radars américains. Elle se sent aussi menacée sur le plan régional, en particulier quand elle devient, avec la chute du Shah (1979) et la révolution iranienne, un contre-modèle laïc au modèle islamique incarné par l’Iran voisin sur son flan Est. Au sud-est, il y a encore l’Irak de Saddam Hussein : la Turquie servira de base pour les opérations militaires occidentales dans le Nord irakien en 1990-1991. « Les menaces constantes en provenance de la région ont justifié au niveau intérieur une structure de pouvoir autoritaire » explique le chroniqueur turc Ihsan Dagi pour l’hebdomadaire franco-turc Zaman (1). « La politique de la survie a ainsi constitué le terreau de la politique autoritaire assumée par l’armée ». Armée garante, ne l’oublions pas, de la constitution laïque de la République turque, héritière de la pensée de Mustafa Kemal Atatürk (1881-1938), fondateur et premier président de la République après la chute de l’empire ottoman (1923). Armée à l’origine de multiples interventions (putschs et démissions imposées au pouvoir en place) lorsque les urnes portent un parti islamiste à la tête du pays. La donne va lentement changer avec la chute de l’empire soviétique, en 1991. Washington pousse fortement la Turquie vers l’Union européenne – la demande d’adhésion turque date de 1987.Paradoxe, remarque le professeur de droit constitutionnel Jean-Pierre Maury (2), « l’adoption par la Turquie du modèle politique occidental et sa candidature à l’Union européenne qui menacent l’occidentalisation de la société turque voulue par Atatürk. L’Union européenne a imposé de profondes réformes constitutionnelles pour interdire à l’armée de jouer un rôle politique ce qui favorise les partis de centre droit favorables à la réislamisation de la société turque. Les révisions constitutionnelles de 1995, 2001 et 2004 ont été faites à l’instigation de l’UE par des partis classés « islamistes » en Occident ». Evénement déterminant, les barrières douanières entre UE et Turquie sont abolies au premier janvier 1996. La candidature turque est acceptée par l’UE, sous conditions, en décembre 1999. C’est en novembre 2002 que l’AKP, parti dit “islamiste modéré” de l’actuel premier ministre Recep Tayyip Erdogan accède au pouvoir, lui-même devenant Premier ministre en mars 2003.
Comment les lignes ont-elles bougé ?
Avec la progression économique turque, spectaculaire, et la détente de l’après guerre froide. La position du pays a changé. Bien que largement dépendante des échanges avec l’Union européenne (44% du PIB), la Turquie a développé ses échanges avec la Russie (11%) et le Moyen-Orient (20%), les Etats-Unis venant loin derrière (4%). La croissance est passée de 5,3% en 2003 à près de 8% en 2011. Les pays européens sont à l’origine de 75 % des investissements en Turquie (6,1% pour les pays du Golfe entre 2008 et 2011, 6,1% des Etats-Unis). Son produit intérieur brut annuel par habitant en parité de pouvoir d’achat (PPA) est passé de 8.255 dollars en 2003 à 13. 577 dollars en 2010. Le taux de chômage s’établit à 9,8% en 2011. La Turquie est dix-huitième dans le club des vingt économies les plus avancées du monde (G20). Elle n’est plus un verrou aux « confins » de l’Europe et de l’Asie. Il pousse des ailes aux héritiers, qui ne sont pas oublieux, de l’ancien, et puissant, empire ottoman (voir la carte).
A nouvelle position, nouvelle puissance, nouvelle stratégie. C’est l’actuel ministre des Affaires étrangères (depuis 2009), Ahmet Davutoğlu, alors professeur de relations internationales à l’université de Beykent et de Marmara, qui va poser les principes de la position internationale de la Turquie, dans un ouvrage paru en avril 2001 (Profondeur stratégique).
« Selon lui », nous dit Jana Jabbour, doctorante à Sciences Po, « le pays possède une « profondeur historique » qui découle essentiellement de son héritage ottoman : née des ruines d’un empire multiethnique et multinational, la Turquie d’aujourd’hui devrait être en mesure de développer un « soft power » et une politique d’influence culturelle dans les territoires ayant jadis fait partie de l’Empire Ottoman. Par ailleurs, l’auteur affirme qu’il est temps pour la Turquie d’assumer son identité musulmane et de la considérer comme un atout plutôt qu’un handicap. Car, s’il est vrai que la Turquie est une république laïque et un pays allié de l’Occident, elle est aussi l’héritière d’un califat musulman. Cette réalité lui confère la responsabilité de « protéger les minorités musulmanes » dans les Balkans et le Caucase, et de se servir de ces régions pour accroître son influence sur la scène mondiale » (3). Plus qu’un « pont » entre Occident et Asie, la Turquie doit devenir une puissance régionale.
On retrouve dans cette idée toute la politique turque de ces dernières années. Ahmet Davutoğlu critique l’importance donnée à l’Union européenne – dont elle profite d’ailleurs au plan économique sans subir le carcan imposé par la machine bruxelloise – ou l’euro. Vis-à-vis du puissant voisin du nord, la Turquie n’épouse pas les positions européennes : « La Russie pour nous est un pays avec lequel nous entretenons de très importantes relations commerciales (…). Quand vous regardez nos rapports commerciaux et économiques avec la Russie, vous ne pouvez ignorez la Russie. La Turquie imposera un équilibre dans le cadre de ses intérêts » confiait en 2008 le Premier ministre au quotidien Milliyet (4) lors du conflit russo-géorgien. Rien n’est changé (5). « La Turquie a une grande capacité à influencer la région, indirectement, très pacifiquement, et à y être une source d’inspiration (…). La Turquie a déjà joué ce rôle précédemment. Et cela n’a pas été apprécié suffisamment » renchérissait le président, Abdullah Gül.
La Turquie a bien développé des liens multiples avec ses voisins – refusant même en 2003, on s’en souvient, que les troupes américaines qui envahissaient l’Irak de transiter par son territoire. Accords économiques (Irak, Syrie et Liban), initiatives diplomatiques, levée des visas (Syrie), distance prise avec Israël, lui valent une reconnaissance de la rue dans les pays arabes comme en Iran (6). Ankara, bien que surpris par les événements en Tunisie, pense pouvoir jouer un rôle d’influence dans le tohu-bohu qui touche la région avec les printemps arabes : les Turcs offrent leurs services en particulier en Libye. « La Turquie avait investi quelque 23 milliards de dollars dans le secteur du bâtiment libyen, et Erdogan avait reçu en décembre 2010 le Prix International de Kadhafi » ce qui explique l’opposition de Recep Erdogan à l’intervention de l’OTAN, dans un premier temps, écrit Jana Jabbour. Mais « les manifestations anti-turques à Benghazi et l’isolement de la Turquie au sein de la communauté internationale ont finalement eu raison de son opposition et l’ont contraint à accepter la participation de la Turquie dans les opérations de l’OTAN ».
La stratégie turque touche à ses limites. Les efforts de Recep Erdogan pour dialoguer avec Bachar el Assad en Syrie (plus d’une soixantaine de déplacements à Damas depuis le début des troubles !) sont vains – et, retournement spectaculaire, la Turquie va accueillir, armer ou laisser armer sur son sol les déserteurs de l’armée régulière syrienne en rébellion contre le régime en place, compliquant ses propres relations avec sa communauté kurde (15 millions de Kurdes vivent en Turquie), que Damas menace à son tour d’armer en représailles, même si les Kurdes vivant en Syrie sont à son égard partagés. Le chaudron égyptien (Ankara a très vite appelé à la démission du président Moubarak) réveille quant à lui un vieux problème : les généraux du Caire tentent de garder en Egypte un rôle semblable à celui qu’a joué l’armée turque pendant des décennies, intervenant à plusieurs reprises, y compris par des coups d’Etat non violents (1997, 2007) dans la vie politique turque.
A l’intérieur, si les perspectives du Fonds monétaire international (FMI) sont exactes, un ralentissement économique devrait toucher la Turquie dans les années qui viennent, mettant en danger la paix sociale. L’ambition turque d’intégration de la région se heurte à la réalité : loin d’être un leader régional sans problème avec ses voisins, la Turquie se retrouve en position difficile avec tous ses voisins, y compris avec les Russes dont elle dépend pour son gaz. De surcroît, la résurgence de l’agitation des Kurdes, répartis dans quatre pays (Iran, Irak, Turquie, Syrie) continue d’empoisonner la vie civile en Turquie, au moment où s’ouvre le procès de 205 membres (supposés) de l’Union des communautés du Kurdistan (KCK). Rappelons que l’armée turque, aidée par le renseignement américain, bombarde régulièrement les combattants kurdes, de l’autre côté de ses frontières, dans le nord de l’Irak.
Dans l’intense désordre moyen-oriental, où continuent de se confronter des intérêts géopolitiques anciens et renouvelés (Etats-Unis, OTAN, Russie, Chine en embuscade) et des luttes d’influence régionales sur fond de conflits ethniques et religieux (chiites contre sunnites), la Turquie, accotée à l’UE, république laïque, alliée de l’Occident et héritière d’un califat musulman, n’a pas trouvé la clef de son indépendance, de la profondeur stratégique chère à Ahmet Davutoğlu. Elle est dans une impasse, sur tous les fronts.
A y réfléchir, ça n’est une bonne nouvelle pour personne.
Hélène Nouaille
Cartes :
L’empire ottoman (1299-1923) au fil des siècles : http://www.planet-turquie-guide.com/carte-ottoman.gif
L’empire ottoman en 1914 : allié de l’Allemagne, il disparaît en 1923 http://www.atlas-historique.net/cartographie/1815-1914/grand_format/EmpireOttoman1914GF.gif
La Turquie dans son environnement régional : http://www.europesolidaire.eu/repimg/20090910231855_carte_turquie_21.jpg
Vue cavalière inhabituelle : depuis l’est, la Méditerranée, la Mer Noire, la Turquie, les continents russe et asiatique : http://130.166.124.2/world_atlas/4/files/4-1008-full.html
Du même atlas, autre vue : la Turquie (avec le Bosphore et les Dardanelles) entre Méditerranée et Mer Noire : http://130.166.124.2/world_atlas/4/files/4-1010-full.html
Vue satellite d’Istanbul, des deux côtés du Bosphore : http://www.artbible.net/5NEWCOL/000_BANQUE_PRIMITIVE/9_HISTOIRE/990_00_histoire_Autre/990%2021%20TURQUIE%20ISTAMBUL%20BOSPHORE%20SATELLITE.jpg