Le 21 septembre dernier, la dixième chambre criminelle du tribunal d’Istanbul a rendu son verdict : « Le jugement marque une nouvelle perte d’influence de l’armée turque face au gouvernement de l’AKP (Parti de la justice et du développement), au pouvoir depuis 2002. Vendredi, au terme d’un procès de dix mois, trois généraux à la retraite ont été reconnus coupables d’avoir ourdi, en 2003, un complot visant à renverser le gouvernement islamo-conservateur dirigé par Recep Tayyip Erdogan. Malgré leurs protestations d’innocence, ils ont été condamnés à vingt ans de prison ; 324 autres se sont vu infliger des peines de 18 et 16 ans de réclusion et 34 ont été acquittés. Cette décision, rendue par une juridiction de la banlieue d’Istanbul, est la première dans une série de procès qui, engagés contre d’anciens responsables de l’armée, divisent la société turque depuis plus de cinq ans » (1). Cyrille Louis résume en quelques mots, pour le Figaro, la conclusion (avant appel) du procès qui a sanctionné le « plan Balyoz », tentative supposée justifier une intervention de l’armée pour reprendre en main un pays qui aurait été plongé dans le chaos après une série d’attentats et d’assassinats programmés – tentative dirigée, selon l’AKP au pouvoir depuis 2002, contre son gouvernement islamo-conservateur. La personnalité des condamnés, dont l’ancien chef de la première armée, Cetin Dogan, mais aussi des amiraux, les généraux Ibrahim Firtina, Özden Örnek ou Sükrü Sariisik (ancien secrétaire général du MGK, conseil national de Sécurité), leur nombre, la gravité des peines, témoignent en effet de l’âpreté de la lutte entre le parti au pouvoir, l’AKP de Recep Tayyip Erdogan, et ceux que le Premier ministre considère comme ses principaux opposants, les milieux kémalistes et nationalistes proches de l’armée.
L’affaire n’est pas la première, soulignait Laure Marchand en janvier 2012 pour le Figaro (2), lors de l’arrestation d’un ancien chef d’état-major (2008 2010), le général Ilker Basburg « suspecté d’être membre de la nébuleuse militaro-mafieuse appelée Ergenekon – du nom d’une vallée mythique berceau du peuple turc (…). Lancée il y a cinq ans, avec la découverte d’une cache d’armes sur la rive asiatique d’Istanbul, l’affaire Ergenekon a été saluée, au départ, comme une occasion unique de faire le procès de l’«État profond», aux ramifications illégales et incrusté au cœur de l’État, et donc de favoriser la démocratie ». Cependant, ajoutait Laure Marchand, à travers ces procès, « c’est aussi un épisode de la guerre entre les islamo-conservateurs de l’AKP et l’armée qui se poursuit. Les premiers, issus du parti islamiste de la Prospérité, chassé du pouvoir par les généraux en 1997, sont soupçonnés de mettre à profit le processus judiciaire pour régler leurs comptes avec leurs ennemis ».
Règlement de comptes, les affaires Ergenekon et Balyoz ?
Chacun connaît l’importance du rôle que l’armée turque a joué dans la vie politique du pays, les militaires s’estimant comptables du maintien de la laïcité voulue par le fondateur de la Turquie moderne (1923), Mustapha Kémal (1881 1938), lui-même officier d’état-major dans l’armée du sultan, vainqueur des envahisseurs grecs en 1921, liquidateur du passé ottoman et du califat, symbole de l’universalisme musulman. L’armée prendra le pouvoir par trois fois, en 1960, 1971 et 1980, avant d’obtenir en 1997 le départ du premier ministre d’un gouvernement de coalition, Necmettin Erbakan, fondateur du mouvement islamiste Milli Görüş (« voie nationale religieuse ») et mentor de l’actuel premier ministre, Recep Tayyip Erdogan – lequel, fondateur de l’AKP (Parti de la justice et du développement) en 2001 rejette, pour accéder au pouvoir en 2003, son passé islamiste pour affirmer défendre une « démocratie conservatrice » saluée par l’Union européenne, auprès de laquelle la Turquie a déposé une demande d’adhésion en 1987.
La Commission européenne, favorable à cette adhésion sous pression américaine (la Turquie est membre de l’OTAN et officiellement alliée d’Israël) et malgré son enthousiasme pour les réformes mises en oeuvre sous le gouvernement Erdogan (dont la « supervision civile sur les forces de sécurité »), introduit toutefois dans son rapport de suivi (3), en octobre 2011, un certain nombre de réserves (liberté d’expression, droit des minorités et des femmes, liberté de conscience, corruption etc), particulièrement en ce qui concerne les enquêtes en cours : « Concernant la démocratie et l’Etat de droit, l’enquête Ergenekon et les autres procédures lancées contre des tentatives présumées de coups d’Etat offrent une occasion à la Turquie de faire la lumière sur des activités criminelles et antidémocratiques. (…) Il y a pourtant de inquiétudes sur la manière dont sont conduites les enquêtes, les procédures judiciaires et l’application du droit, qui mettent en danger les droits de la défense et affectent la légitimité de ces procès ».
De fait, remarquent les plus prudents des commentateurs étrangers, les bizarreries sont nombreuses et les procédures judiciaires engagées pour le moins chaotiques. « Le procès a fait l’objet de nombreuses critiques et de sérieux doutes sur l’indépendance de la justice turque » relève ainsi le journaliste Guillaume Perrier sur le blog très turcophile qu’il tient pour Le Monde depuis Istanbul (4). C’est un journaliste, Mehmet Baransu, qui a ouvert l’affaire Balyoz, supposée préparation d’un coup d’état par un certain nombre de militaires d’active ou retraités. « Le journal Taraf, qui publia ces accusations, avait alors reçu à sa rédaction, à Istanbul, une pleine valise de documents, apportée par un expéditeur anonyme. Sur des CD, certains de ces documents évoquaient des projets d’attentats contre des mosquées ou encore l’envoi d’avions pour provoquer un conflit avec la Grèce en mer Egée ». Le problème ? C’est que, pour ne prendre qu’un exemple, « le document présentant le plan de coup d’Etat, censé avoir été rédigé en 2003, l’a été sur le logiciel Word 2007… ».
La défense – qui fait valoir sur ce point qu’aucun rapport d’expertise n’a été demandé par la Cour – plaide, en vain jusqu’ici, que ce « plan de coup d’état » n’est en fait que l’un des multiples scénarios, simples exercices (jeux de guerre) que pratiquent toutes les armées du monde pour être en mesure de faire face à toutes situations, si besoin en était. « La République turque et notre avenir ont été massacrés par le verdict » a déclaré l’un des avocats des prévenus, cité par Euronews. « Nous n’avons pas été surpris car nous ne pouvions nous attendre à un jugement légal dans une affaire fondée politiquement ». Les critiques – quand elles ne sont pas partisanes – portent en effet à la fois sur l’ambiguïté des intentions politiques du pouvoir, sur la réalité des faits et sur la procédure elle-même : « Ce jugement est un tournant historique, s’il y a réellement eu un crime qui justifie une condamnation », résume ainsi pour l’AFP un professeur à l’université Kultur d’Istanbul, Mensur Akgun. « Si la procédure judiciaire n’est pas respectée, alors son résultat pose problème ».
Le premier ministre Recep Tayyip Erdogan est resté très en deçà d’un quelconque triomphalisme : « Commenter le verdict sans en connaître les motivations serait inapproprié. Il y a une procédure d’appel. Nous allons suivre attentivement comment elle se déroule. L’important pour nous, c’est qu‘émerge une décision juste » (AFP).
Malaise. Que veut dire « suivre attentivement » ? Quelle république défend exactement le premier ministre ? En 1994, le professeur Yasar Gürbüz, dans un entretien au Cemoti (5), rappelait « que ce sont les militaires qui gagnèrent la guerre d’indépendance et fondèrent le nouvel Etat-Nation ». Ou encore « qu’après l’instauration de la République, l’armée rentra dans ses casernes et qu’elle y resta (…), tout au moins jusqu’au 27 mai 1960 », date d’un coup d’état qui avait pour objectif « d’établir un système plus libéral et plus démocratique que le précédent. Le premier souci des militaires qui prirent alors le pouvoir fut d’inciter des professeurs de droit constitutionnel à préparer une nouvelle constitution démocratique ». Cette constitution retenait trois principes fondamentaux : républicanisme, laïcisme et nationalisme. Or, ajoute le professeur, « il faut voir que, pour les militaires, le plus important de ces principes, celui qui est à la base de tous les autres, c’est le laïcisme ».
Nous sommes bien au coeur du problème. « L’opposition laïque dénonce “ une chasse aux sorcières visant à faire taire l’opposition ” et faciliter l’islamisation en catimini du pays » résume sobrement le quotidien algérien El Watan (6). Voilà qui explique l’embarras des capitales occidentales et d’une grande partie des médias qui parlent prudemment de jugement controversé, ne sachant trop s’il faut saluer dans la perte d’influence des militaires turcs sur la vie politique une victoire de la démocratie – ou remarquer que c’est au prix de procès politiques, d’une instrumentalisation du droit dont le pouvoir use et abuse (« Le droit à la liberté d’expression est mis en cause par un grand nombre de mises en examen et d’enquêtes contre des journalistes, des écrivains, des universitaires et des défenseurs des droits de l’homme » relevait en 2011 la Commission européenne déjà citée), que Recep Tayyip Erdogan renforce son pouvoir avec des intentions de moins en moins cachées.
Les accusés peuvent se pourvoir en cassation : nul doute que le procès sera suivi attentivement au-delà des frontières turques, en particulier en Egypte par le président Morsi et les dignitaires d’une armée toute puissante récemment décapitée…
Hélène Nouaille
Document :
L’origine du nom Ergenekon, « le lieu mythique qui serait le lieu d’origine des Turcs célestes », blog d’Etienne Copeaux (Espaces et temps de la nation turque. Analyse d’une historiographie nationaliste, 1931-1993, Paris, CNRS Éditions, 1997, pp. 157-165) http://www.susam-sokak.fr/pages/_Ergenekon_un_nom_mythique_tres_prise_en_politique-4978949.html
« La légende ressemble à celle de Romulus et Remus : l’ancêtre des Turcs célestes serait un enfant, seul survivant d’un groupe de proto-Turcs, abandonné dans ce lieu d’Ergenekon, qui aurait été recueilli et nourri par une louve. Le « peuple turc » une fois reconstitué à partir de cette renaissance miraculeuse, aurait établi là une première civilisation, domestiqué le feu, découvert l’art de forger. A partir de ce lieu d’Ergenekon, les Turcs célestes auraient essaimé, fondant notamment « l’empire des Turcs célestes » qui aurait contrôlé une grande partie de l’Asie intérieure ».