« Un changement en prépare un autre » Nicolas Machiavel, Le Prince (publié en 1532)
Les Iraniens seront appelés aux urnes le 14 juin prochain pour se donner une nouvelle présidence – le président sortant, Mahmoud Ahmadinedjad ne pouvant se représenter, de par la Constitution de la république islamique, après deux mandats. Il y avait foule pour la candidature à la candidature : plus de 600 postulants (sic) pour une fonction réduite à la conduite de l’exécutif, la réalité du pouvoir appartenant au Guide suprême, nommé à vie par une Assemblée des Experts – Ali Khameneï, et à un Conseil des gardiens de la révolution, dont six des 12 membres sont désignés par le Guide suprême, les six autres par le Parlement. Lequel, élu au suffrage universel, détient le pouvoir législatif, tandis que le pouvoir judiciaire appartient à un Chef nommé par le Guide – qui est aussi commandant en chef des armées.L’instance qui valide les candidatures – un Conseil des gardiens de la Constitution, a rendu mardi 21 mai un verdict qui chagrine la presse occidentale : l’ancien président Hachémi Rafsandjani, 79 ans, a été retoqué. Sa candidature avait pourtant, semblait-il, été encouragée par le Guide suprême.
« Il y a donc toujours des surprises au grand bazar de la politique iranienne » écrit sur son blog du Figaro Georges Malbrunot, qui suit attentivement les questions moyen-orientales (1). « Ce dinosaure de la politique locale, pas hostile à des relations avec le « grand Satan » américain, pouvait faire la synthèse entre la préservation du système et une ouverture indispensable à sa survie ». Ancien dans la vie politique iranienne, oui, puisque l’homme, qui est d’origine paysanne, a été l’élève puis le collaborateur du fondateur de la république islamique, l’imam Khomeiny. République qu’il a présidée de 1989 à 1997. En 2005 déjà – il était candidat – Forbes le classait comme la 46e fortune mondiale, fortune dont il n’explique pas l’origine. Son credo à l’époque ? « La libéralisation du marché » et le « développement du secteur privé ». Promesse : « la justice sociale, la sécurité individuelle et sociale, la poursuite du développement du pays et la réconciliation de l’Iran avec le monde » (2).
On comprend que, pressenti ou imaginé en Occident comme réformateur, il y ait les faveurs des chancelleries et de leur presse, ce dont les tenants du pouvoir en Iran ont apparemment peu à faire. De surcroît, rappelle Georges Malbrunot, Hachémi Rafsandjani représente « également un danger pour les tout-puissants gardiens de la révolution, que les intérêts économiques et financiers de l’ancien président pouvaient menacer à terme », gardiens dont l’austère Mahmoud Ahmadinedjad critiquait déjà l’opulence, avec des mots très durs sur la corruption ambiante. Et puis il existe en Iran tous ceux qui remarquent que la résistance à l’Occident a plutôt assis l’autorité et le prestige iraniens dans la région, résistance qui s’est incarnée dans le dossier nucléaire dont le négociateur intransigeant, Saïd Jalili, est lui adoubé dans la course à la présidentielle, contrairement au candidat soutenu par le président sortant, Esfandiar Mashaïe.
D’une pierre deux coups, le Guide s’est débarrassé de deux éléments encombrants.
« L’instance qui valide les candidatures a renvoyé Hashémi (Rafsandjani) à ses chères études, probablement à cause de son âge avancé – 79 ans » résume encore Georges Malbrunot. « Mais pour faire bonne mesure, le conseil des gardiens a également écarté de la course (Esfandiar) Mashaïe, dont les idées faisaient peser un danger encore plus grand à la République islamique. Mashaïe n’hésitait pas en effet à exalter le nationalisme chiite iranien dans un pays qui se voit au contraire comme la mère des masses chiites du monde musulman ». Pour faire bonne mesure, et attirer l’électeur aux urnes, une participation convenable étant nécessaire à la légitimité du régime, le Guide a autorisé la candidature de deux réformateurs, Hassan Rohani, 64 ans, et Mohammed Aref, 62 ans. Le premier, ancien chef des négociateurs sur le nucléaire iranien au début des années 2000 est un conservateur modéré qui annonce vouloir restaurer des « relations constructives avec le monde ». Le second, réformateur, souhaite se consacrer à la lutte conte le chômage (15, 5% en 2012, 23% chez les jeunes de moins de 25 ans) et l’inflation (30% en 2013 contre 21% en 2012).
Un programme qui peut être populaire. Parce qu’enfin ce sont les Iraniens qui sont appelés aux urnes et qu’il faut mobiliser. Justement, que pensent-ils des ingérences et pressions extérieures ? En 2003, dans la foulée de l’invasion de l’Irak, persuadé que le régime pouvait s’effondrer moyennant un « coup de main » aux étudiants qui protestaient dans les rues, George Bush s’était laissé tenter. Le maire de Téhéran, Mohamed Ghalibaf, alors chef de la police, lui aussi autorisé à se présenter le 14 juin prochain, s’en souvient et fait de sa fermeté un argument électoral :  « Je suis allé au Conseil de la sécurité de l’Etat, au ministère de l’Intérieur et j’ai fait des déclarations très dures… Comme j’ignorais le langage employé dans ce genre des réunions, j’ai dit que s’il y avait des perturbateurs dans les dortoirs de l’université, étant chef de la police, je les écraserais…». Et encore : « finalement j’ai pu obtenir la permission d’une présence des forces policières à l’université avec l’autorisation de tirer sur les manifestants » (3). Des propos qu’il ne tiendrait pas s’il était sûr de déplaire…
Lequel des candidats a la faveur du Guide suprême ? Ali Khameneï a aussi poussé son loyal conseiller diplomatique, Ali Akbar Velayati, 68 ans, plusieurs fois ministre, études aux Etats-Unis, soutenu par le Parti de la coalition islamique, ultraconservateur. S’il n’est pas très connu du grand public, il pourrait proposer une équipe de ministrables capables de s’attaquer aux problèmes économiques du pays. D’ailleurs, le Guide souhaite-t-il vraiment un leader charismatique, doté d’une forte base autonome, à l’image du président sortant ? A ce que l’on sait, il veut surtout éviter les contestations post électorales qui avaient secoué le pays lors des présidentielles de 2009. Et reprendre la main sur les clans qui s’affrontent au plus haut du pouvoir – l’islam politique n’est pas un bloc. Reste qu’il faut, pour attirer les citoyens aux urnes, une figure connue qui puisse porter le nationalisme fier des Iraniens – ce qui explique peut-être la présence de Saïd Jalili, 47 ans, le négociateur du dossier nucléaire, vétéran du conflit Irak Iran (1980-1988) où il a perdu une jambe, et respecté des différentes factions de l’armée.
Saïd Jalili, un candidat donc connu à l’intérieur et à l’extérieur de l’Iran, en particulier du groupe 5 +1 (cinq membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU – Etats-Unis, France, Grande-Bretagne, Russie, Chine – plus l’Allemagne) chargé du dossier nucléaire – quand son concurrent Ali Akbar Velayati a su trouver les chemins d’une relation discrète avec l’Arabie Séoudite, la rivale sunnite, inquiète de la puissance montante de l’Iran depuis la chute de la vieille ennemie irakienne – et des prétentions nucléaires de Téhéran. Il ne faut pas oublier ici le contexte régional, l’alliance irano-syrienne, le soutien au Hezbollah libanais, les tensions avec Israël que le président Ahmadinedjad disait vouloir « rayer de la carte », les relations avec la Russie, celles avec la Chine – et même avec le Japon, qui souhaite de plus en plus clairement accéder aux hydrocarbures dont l’Iran est maître (première réserve mondiale de gaz après la Russie).
En somme, et en toute logique, le Guide suprême, qui a 74 ans, cherche à la fois à pérenniser son régime et faire jouer à ce très grand pays (deux fois et demi la France, 78 millions d’habitants), ancien, haut lieu culturel, un rôle géopolitique majeur. Y compris en réunissant entre ses mains tous les fils du pouvoir.
Les grandes manoeuvres ont commencé.

Hélène Nouaille

Carte :
L’Iran dans sa région : http://www.lib.utexas.edu/maps/middle_east_and_asia/middle_east_pol_2003.jpg
Document : Iran, chiisme et frontière (Olivier Roy)
« Il y a un espace iranien depuis le premier millénaire avant Jésus-Christ. La première définition de cet espace est à la fois géographique et ethno-linguistique : c’est la zone des hauts plateaux entre l’Euphrate et l’Oxus, autrefois parcourus et aujourd’hui peuplés en majorité par des groupes parlant des langues iraniennes issues de l’”indo-iranien” (persan, kurde, baloutche, pashtou pour les grandes langues modernes). Cet espace a été régulièrement, mais pas continûment, unifié par des entités politiques centralisées se réclamant de la notion d’empire “iranien” ou “perse”. La plus grande dimension de l’empire au sens politique fut celle de l’empire achéménide (550 à 331 av. J.C.) qui allait de la Méditerranée à l’Indus, bien au-delà de l’espace ethno-linguistique. L’Iran actuel est circonscrit dans des frontières réduites par rapport à la plupart des entités politiques précédentes.
Ces données peuvent-elles suffire pour définir l’entité iranienne comme un Etat-nation, expression d’un groupe territorialement stable et dont l’identité perdure à travers les siècles, déterminant la stratégie de tout Etat iranien ? Pas vraiment car, d’une part, le territoire actuel de l’Iran ne recoupe pas le domaine ethno-linguistique iranien (on parle le persan et d’autres langues iraniennes en dehors de l’Iran ; on parle turc et arabe à l’intérieur des frontières iraniennes), d’autre part l’influence politique de l’Iran contemporain s’étend au-delà de l’espace iranien grâce au chiisme qui est étroitement associé à l’identité iranienne. Ce qui caractérise la politique de l’Iran révolutionnaire, c’est sa trans-territorialité : c’est parmi les minorités chiites, qui pour la plupart n’ont aucune frontière commune avec l’Iran, que l’impact de la révolution iranienne est le plus marqué, et non parmi les groupes ethno-linguistiques iraniens mais sunnites (kurdes, baloutches, tadjiks, pashtounes etc…). L’espace géopolitique du chiisme, où se déploie la révolution islamique, entraîne une remise en cause des frontières par négation des Etats qui englobent des minorités chiites (généralement arabes et/ou sunnites) et non par affirmation d’un “Grand Iran” à base ethnique ». (…). Olivier Roy. Iran, chiisme et frontière. In: Revue de l’Occident musulman et de la Méditerranée, N°48-49, 1988. Le monde musulman à l’épreuve de la frontière. pp. 266-280. http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/remmm_0035-1474_1988_num_48_1_2242

 

Notes :
(1) Le Figaro, blog de Georges Malbrunot, L’Orient indiscret, le 22 mai 2013, Iran : Rafsandjani et Mashaïe écartés de la présidentielle http://blog.lefigaro.fr/malbrunot/2013/05/iran-rafsandjani-et-mashaie-ec.html
(2) Léosthène n° 182/2006, le 25 janvier 2006, Iran, la course au pouvoir
(3) Le Monde, le 17 mai 2013, Les déclarations polémiques du maire de Téhéran http://electioniranienne.com/2013/05/17/les-declarations-polemiques-du-maire-de-teheran/#more-245