En l’instruisant sur la controverse, on lui donna des doutes qu’il n’avait pas. (Rousseau, Émile, ou De l’éducation)
Justement, que peut-on savoir de la position des Russes sur l’affaire syrienne ? A la question d’un journaliste lors d’un point presse le 4 septembre dernier, Vladimir Poutine répondait, plutôt vif : « Nous ne défendons pas ce gouvernement. Nous défendons des choses complètement différentes. Nous défendons les normes et les principes du droit international. Nous défendons un ordre mondial moderne (…). Quand des questions liées à l’usage de la force sont traitées hors du cadre de l’ONU et du Conseil de sécurité, il y a un risque que de telles décisions illégales puissent être prises à l’encontre de n’importe qui sous n’importe quel prétexte » (1). Et de rappeler que les (faux) prétextes n’ont pas manqué, l’Irak en étant l’illustration la plus récente « ce que plusieurs aux Etats-Unis appellent aujourd’hui une faute ».Soit. Ceci est connu, motive aussi la Chine, dont le soutien discret à Moscou ne s’est pas démenti – motive aussi, entre autres raisons, l’ensemble des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) qui se sont prononcés contre une intervention militaire – avec la plus grande partie de la planète, ONU comprise.
Mais au-delà, direz-vous, quels sont les intérêts proprement russes ? Où trouver, en dehors des positions partisanes, l’information ? En Russie même. Le monde politique russe n’est pas monolithique, ni tout entier partagé entre le parti qui soutien le président (Russie Unie) et des opposants qui seraient « démocrates » selon les canons occidentaux. Il existe au contraire, à côté du (ou plutôt opposé au) Parti communiste, le Parti libéral démocrate de Russie, fondé et dirigé par Vladimir Jirinovski, très critique de l’ordre mondial actuel et du partenariat que le président Poutine tente de mettre en œuvre avec l’Occident. Pugnace, connaisseur du Kazakhstan où il est né en 1946, il défend contre Vladimir Poutine des valeurs nationales – et n’a pas la langue dans sa poche.
Nous avons choisi un entretien donné le 28 août dernier par Vladimir Jirinovski à une chaîne de télévision russe, choisi d’en écouter les arguments, même s’ils sont exprimés avec la brutalité d’un Zbigniew Brzezinski, et d’essayer de comprendre ce qui rapproche ou différencie les deux Vladimir, si l’on peut dire, autour d’une question : de quels dangers géopolitiques la Russie se sent-elle menacée qui expliquent son attitude dans la crise syrienne, au-delà de son attachement compréhensible et largement partagé au droit international ? D’abord – et la vidéo sous-titrée en français donnée en bas de page commence à ce moment – Vladimir Jirinovski s’exaspère du scénario : « Le scénario est le même qu’en Yougoslavie et en Irak. Qu’il y ait une résolution de l’ONU ou non, ils (les Etats-Unis) pensent qu’ils ont le droit d’imposer leurs vues. Et pour cela ils commenceront par bombarder ».
Puis, prenant l’exemple libyen et négligeant les réticences américaines : « Eh, quoi, ils ont fait ce qu’ils ont voulu ! Ils ont détruit le régime qui leur résistait. Aujourd’hui, personne ne gouverne, c’est le chaos. Le chaos ». Et surtout : « C’est ce dont ils ont besoin ». Pour quelle raison les Etats-Unis auraient-ils besoin du chaos ? Choisir plus aisément les dirigeants qui leur conviennent. Regardons, dit-il. En Egypte, « les Frères musulmans sont arrivés, ils regardent ce qui est le plus avantageux pour eux, ils changeront plusieurs fois de régimes (s’il le faut) ». Qu’en est-il en Libye ? « Quelqu’un va apparaître ». En Syrie aussi, « quelqu’un d’autre qu’Assad et si ça ne leur plaît pas, ils y reviendront ». Une manière très classique, au fond, de diviser pour régner.
Notez, continue-t-il, que « ce qu’il y a de bien avec les Américains, c’est qu’ils disent ouvertement ce qu’ils ont l’intention de faire. Ils veulent entièrement remodeler le Proche-Orient, démembrer les nations, l’Irak, la Syrie, l’Arabie Séoudite, la Turquie ». Une idée vigoureusement promue par George Bush, mais dont le président Obama n’a dans les faits rien désavoué après le discours du Caire.
Ici Vladimir Jirinovski en vient à son idée maîtresse : les Etats-Unis penseraient à « créer un nouveau Kurdistan ».
Pensez : « Quarante millions de gens qui seront les gendarmes des USA pour 200 ans. Ils (les Kurdes) n’ont jamais eu de gouvernement. L’Europe leur a promis un gouvernement en 1919. Enfin, au bout de 100 ans, ils auront leur gouvernement. Ils seront à genoux devant les Etats-Unis. La CIA n’aura pas besoin d’y dépenser un centime. Les Kurdes vont balayer tout le monde » (voir la carte). « Une population, dense, de 40 millions d’habitants : ils sont contraints (le mot est plus cru) par les Turcs, les Perses, les Arabes. Là ils pourront à cœur joie se venger de tous ceux qui les ont gouvernés pendant des siècles ». Ensuite, les Kurdes « vendront leur pétrole au prix déterminé depuis Londres. Pour eux, tout sera comme d’habitude ».
Mais pourquoi les Américains ont-ils besoin de dominer la Syrie ? « Ils comptent empêcher l’Europe d’acheter le gaz russe. Pour que le gaz du Qatar arrive depuis la côte méditerranéenne, il n’y a que la Syrie qui bloque. Ensuite, il traverse la Turquie, et alimente l’Europe par gazoduc. L’Europe arrête d’acheter du gaz russe, entraînant une chute de l’économie russe de 30%. Donc, porte atteinte, économiquement, à la Russie ». Géographiquement, Vladimir Jirinovski a raison, bien sûr. Il suffit de regarder une carte. Et ce n’est pas tout : « Mais ce n’est qu’une partie du scénario : la deuxième partie est d’aller taper sur l’Iran, c’est Israël qui demande ça. Et ça va se faire, la décision existe ». Et là vient une conséquence que Vladimir Poutine lui-même a évoquée – dans d’autres termes, bien sûr.
« Après ça, où vont se fourrer toutes les populations déplacées ? Les déplacés et les combattants qui auront les mains sales ? Ceux de Libye, Egypte, Yémen, de partout, de Syrie, d’Irak, d’Afghanistan ? Oh, dans le Caucase du Sud, l’Arménie, l’Azerbaïdjan, la Géorgie. L’Azerbaïdjan, quand l’Iran sera secoué, engagera des troupes dans le Haut-Karabagh. L’Arménie déclarera la guerre. Et les combattants musulmans iront aider l’Azerbaïdjan. La Turquie aussi aidera l’Azerbaïdjan. Notre armée s’engagera alors pour aider l’Arménie (…). Ensuite, ensuite, tout basculera dans le Caucase nord, car la Géorgie, c’est l’Abkhazie du Sud, et nous, on a le nord. L’Abkhazie, c’est géorgien, mais nous on a la Kabardino-Balkarie et la Karatcheïevo-Tcherkessie, donc ce sera le chaos partout ».
« Voilà comment commencera la guerre, la grande guerre du Caucase ». Et Vladimir Jirinovski se voit déjà rappeler les réservistes, renforcer la base russe d’Arménie, construire des camps pour les réfugiés… sans que personne n’attaque directement le Kremlin. Pour résumer : « Pourquoi la situation en Syrie est-elle dangereuse ? Ce n’est pas la Syrie qu’on protège, ce n’est pas Assad. La Syrie, c’est l’Espagne de 1936. L’Iran, ce sera la Pologne de 1939. Après la Pologne, où est allée l’armée allemande ? En Union soviétique. Maintenant, où vont-ils aller ? Dans le Transcaucase. Non non, pas vers nous, la Russie. Mais à partir de là, ça remonte vers le Nord, vers nous. Alors on défendra Astrakhan, Voronej, Rostov ». Et, regardant un journaliste : « Et on vous prend, Youri, dans l’armée »…
Concluons : ce qui distingue Vladimir Poutine de Vladimir Jirinovski ? Bien qu’ils craignent aussi pour le Caucase (2) Poutine et Medvedev estiment, ils l’ont dit, nous l’avons détaille ici (3), appartenir à la « civilisation européenne », dont la Russie est l’un des piliers avec les Etats-Unis et l’Europe occidentale. Ils ont proposé (sans réponse) un nouvel équilibre stratégique et de défense. Seul Nicolas Sarkozy l’avait à l’époque trouvé « intéressant ». Certainement Vladimir Poutine a-t-il espéré du « reset », du renouveau, annoncé par le président Obama. Vladimir Jirinovski plaide lui pour des alliances asiatiques et une politique de puissance, seule garantie contre la politique étrangère américaine – ce qui le désigne comme « nationaliste d’extrême droite » pour la presse européenne. On aura remarqué, au passage, que l’Europe est absente de son raisonnement. Son scénario est-il invraisemblable ?
L’avenir le dira.
Hélène Nouaille
Vidéo :
(5 minutes 16”) Interview de Vladimir Jirinovski, président du parti libéral-démocrate russe (28 août 2013, sous-titres en français) http://www.youtube.com/watch?v=GNluTAb5yCg
Cartes :
Vue cavalière du Caucase, du Nord vers le Sud : http://130.166.124.2/world_atlas/4/files/4-1035-full.html
Le Caucase : http://www.freelang.com/familles/cartes/caucase-pluralite-ethnique.png
Le Kurdistan (la région s’étend sur la Turquie, l’Iran, l’Irak et la Syrie) : http://zakhor-online.com/wp-content/uploads/2012/09/R%C3%A9partition-des-Kurdes.png
Oléoducs et gazoducs (rouges pétrole, verts gaz, bleus produits dérivés), cliquer pour agrandir http://www.geomondiale.fr/pipelines/middle_east_pipelines_map.JPG