Les vieux péchés ont de longues ombres…
Proverbe anglais
« La nouvelle la plus importante du jour (jeudi 26 mars 2015) est le début, dans la nuit du 25 au 26, de la deuxième guerre par procuration, au Yémen (la première étant bien sûr la guerre civile en Ukraine, jeu d’échec entre les Etats-Unis avec pour second une Europe qui traîne les pieds, et le Kremlin), où (…) une coalition emmenée par l’Arabie Séoudite et soutenue par les Etats-Unis a lancé un assaut aérien contre les rebelles (chiites) Houthis à la demande du gouvernement qui a choisi de s’exiler (aux dernières nouvelles, le président yéménite était à Oman) » (1). Cette coalition, qui a pour nom « Tempête décisive », engage une dizaine de pays et leurs armes (voir la carte) confirmait la chaîne de télévision Al Arabiya, dont l’Egypte, le Maroc, la Jordanie, le Soudan, le Koweït, les Emirats arabes unis, le Qatar, le Bahreïn – et semble-t-il le Pakistan. Ryad contribue avec 100 avions de guerre et pourrait intervenir avec des troupes au sol (150 000 hommes sont rassemblés à la frontière du Yémen). L’Egypte annonce qu’elle tient prêts 40 000 hommes (troupes d’assaut), des avions et des navires de guerre. 

Le site en ligne de Zero Hedge, tenu par des acteurs présents et passés de Wall Street sous le pseudonyme générique de Tyler Durden, a attentivement suivi des événements qui impactent le cours du pétrole, mais pas seulement. Le site relaye à la fois les déclarations officielles américaines (« les forces militaires américaines ne prennent pas part directement à cet effort au Yémen, nous établissons une cellule avec l’Arabie Séoudite – Joint Planning Cell – pour coordonner notre soutien militaire et de renseignement ») et les commentaires des Républicains. Celles, par exemple, des sénateurs John McCain et Lindsey Graham : « Nous comprenons pourquoi nos partenaires séoudiens et arabes se sont vus contraints de passer à l’action. La perspective que des groupes radicaux comme al Caïda aussi bien que ceux de militants soutenus par l’Iran trouvent à se réfugier à la frontière de l’Arabie Séoudite était plus que nos partenaires arabes pouvaient accepter. Leur action relève aussi de leur perception du désengagement de l’Amérique dans la région et de son absence de leadership. Un pays que le président Obama félicitait récemment d’être un modèle pour le contre-terrorisme américain est devenu aujourd’hui le siège d’un conflit sectaire, et d’une guerre par procuration régionale qui menace d’entraîner le Moyen-Orient ».
« Pire encore, pendant que nos partenaires arabes mènent des frappes aériennes pour stopper l’offensive des combattants soutenus par l’Iran (« Iranian proxies ») au Yémen, les Etats-Unis mènent des frappes aériennes pour soutenir des combattants soutenus par l’Iran à Tikrit (Irak). Ce qui est aussi étrange qu’erratique, un autre exemple tragique du leadership en retrait (leading from behind) » (2). Une ambiguïté qui n’avait pas échappée à l’AFP, relayée par Le Devoir canadien, début mars (3) : « Le plus haut gradé américain (Martin Dempsey) estime que l’Iran renforce la puissance de feu des milices chiites irakiennes engagées dans l’offensive de Tikrit, mais se demande si cette intervention aide ou nuit à la lutte contre le groupe Etat islamique (EI) ». La question reste posée, comme on le sait, partout, particulièrement en Syrie ou certains « rebelles », y compris de ladite « armée libre syrienne » (déserteurs de l’armée régulière) ont rejoint avec les armes livrées par les Américains les rangs des combattants de l’Etat islamique.
Les interprétations divergent sur les raisons et la portée de la guerre qui s’annonce.
 Vus d’Algérie (El Watan), les événements actuels sont d’abord la suite d’une guerre qui a déjà dix ans et que nous évoquions ici à plusieurs reprises (voir document) : « Depuis 2004, la province de Saada, bastion des zaïdites, à la frontière avec l’Arabie Saoudite, est en conflit armé avec Sanaa » rappelle Amnay Idir. « Jusqu’à 2010, six guerres ont eu lieu entre les deux belligérants. Abdallah Saleh (l’ancien président) les justifie par le fait que les Houthis veulent rétablir l’imamat aux dépens de la République. Avec l’attaque du destroyer USS Cole de l’US Navy en octobre 2000 dans le port d’Aden, au sud, et les attentats du 11 Septembre 2001, Washington revoit sa politique régionale. Sanaa devient l’alliée des Etats-Unis dans sa guerre contre Al Qaîda. D’où la révolte en 2004 des Houthis. Ils accusent Abdallah Saleh d’être inféodé à Washington, qui avait lancé un an plus tôt la seconde guerre en Irak. Le Qatar propose ses bons offices pour trouver une issue au conflit. Cependant, la médiation de 2007, suivie d’un traité en février 2008, n’a pas empêché la reprise des combats en avril de la même année. De son côté, Riyad est intervenu militairement en novembre 2009 à Saada. En août 2010, un autre traité était signé à Doha entre le gouvernement et les insurgés. Le vent des révoltes populaires qui a soufflé en 2011 a contrarié l’ambition de Abdallah Saleh, qui s’apprêtait à modifier la Constitution pour se représenter à la présidentielle de 2013 et y rester à vie. Après avoir survécu à un attentat, il s’est fait soigner en Arabie Saoudite où il a signé, ensuite, un accord de transition qui le contraint à céder le pouvoir » (4).
Quelques analystes voient dans l’intervention de l’Arabie Séoudite – qui aurait « pris de court non seulement l’Iran, mais aussi son allié américain » – la crainte de Ryad de perdre son leadership moral sur le monde arabe sunnite d’une part et d’être « encerclée » par les chiites d’autre part – la perspective d’un accord des Etats–Unis avec l’Iran sur le nucléaire à Lausanne menaçant les équilibres de la région. « Ces dernières semaines, l’Iran chiite n’aurait cessé d’affermir son soutien à l’endroit des rebelles. Alors que, jusqu’ici, aucune connexion aérienne ne reliait Sanaa et Téhéran, les vols quotidiens se compteraient désormais par dizaines. Selon des déclarations faites à Téhéran, le pouvoir iranien aurait accompagné son appui financier de la promesse de fournir gratuitement aux combattants houthis du pétrole ‘pendant un an’ » écrit Luis Lema pour le Temps helvétique (5). « Un député iranien, Ali Reza Zakani, s’enflammait récemment : ‘La révolution yéménite ne s’arrêtera pas au Yémen. Elle s’étendra jusqu’à l’intérieur même de l’Arabie saoudite’. Comme elle l’a démontré à la suite du Printemps arabe, où elle est intervenue militairement pour faire taire la contestation chiite au Bahreïn, l’Arabie saoudite est très préoccupée par une ‘contagion’ de la contestation chiite qui pourrait toucher sa propre minorité ». Mais pour d’autres, dont Didier Billion pour l’IRIS (6), « c’est aujourd’hui un réflexe pavlovien d’accuser l’Iran de soutenir toutes les insurrections ou tous les mouvements de contestation à connotation chiite. Je crois qu’en réalité, les choses sont beaucoup plus complexes ».
Bien sûr, l’Iran a « intérêt à voir l’affaiblissement de certains États arabes de la région, et principalement celui de l’Arabie saoudite. Ryad est le grand concurrent sous-régional de Téhéran et essaie aujourd’hui de tout faire pour bloquer un accord sur le nucléaire iranien (…). Mais cela ne signifie pas pour autant qu’on puisse les rendre responsables de l’armement et de l’encadrement des Houtistes qui n’ont pas directement besoin de l’aide des Iraniens pour s’équiper ». Didier Billion voit plutôt « d’autres parties en présence, qui sont les groupes djihadistes. Il y a indéniablement une volonté de la part des groupes djihadistes sunnites de confessionnaliser le conflit ». Pour lui, il faut voir, parmi ceux qui tentent « de tirer profit de la situation » en particulier l’Etat islamique, qui a revendiqué l’attentat contre deux mosquées chiites à Sanaa (142 morts la semaine dernière). « De mon point de vue », ajoute-t-il, « outre les combats avec les milices houtistes, un des plus grands dangers de la situation au Yémen est cette forme de jeu concurrentiel qui se traduit par une montée de la violence revendiquée tantôt par AQPA (al Caïda), tantôt par Daech (l’Etat islamique), de façon à ce que chacun puisse solidifier ses bases tribales et/ou militantes ». Et l’on ne sait pas encore lequel des deux groupes va s’imposer.
Quelle que soit la complexité du problème, rappelons que les enjeux sont aussi géopolitiques, du fait de la position géographique du Yémen, qui garde la porte Bâb el Mandeb à l’entrée de la Mer Rouge (puis du canal de Suez) – l’un des goulots d’étranglement maritime par lesquels transite la moitié du pétrole mondial. Ce que relèvent aussi bien Zero Hedge (7) que Charles Saint-Prot, président de l’Observatoire de géopolitique (8). « Le blocage d’un seul de ces goulots (oil checkpoints) peut amener un accroissement substantiel du coût de l’énergie (…) et c’est pourquoi le Yémen est aussi important », rappelle le premier, qui présente de multiples cartes du trafic, y compris chinois. « La stratégie des mollahs qui gouvernent l’Iran depuis 1979, a incontestablement un aspect hégémonique (comme l’atteste la volonté d’acquérir l’arme nucléaire) », écrit Charles Saint-Prot pour Theatrum Belli. « Un État pro-iranien, et de facto dépendant de l’aide de Téhéran, installé sur les bords de la mer Rouge donnerait à l’Iran la possibilité de couper deux des principales artères maritimes du pétrole du Proche-Orient, le détroit d’Ormuz dans le Golfe et celui de Bâb el Mandeb dans la mer Rouge et vers le canal de Suez ».
La chute de l’Irak en 2003, après l’invasion américaine, en ouvrant à l’Iran, jusqu’alors contenu par son rival irakien, des perspectives nouvelles d’influence et d’expansion continue d’ébranler la région, qui est partout dans un désordre intense mis à profit par plusieurs groupes d’islamistes fondamentalistes qui exploitent les contradictions occidentales et les rivalités régionales pour s’emparer de territoires entiers – alors que l’échec du projet de Grand Moyen-Orient de George Bush a contraint le président Obama à changer de stratégie et à se rapprocher de Téhéran. Pour l’Arabie Séoudite, ce sont les accords signés en 1945 sur le Quincy entre les Etats-Unis du président Roosevelt et le roi Ibn Séoud qui sont remis en cause. Dans ce contexte changeant Ryad comme l’Egypte de Fattah al–Sissi durcissent leurs positions en appelant à une coalition anti-Téhéran. Il n’y a pas lieu de s’étonner de la complexité de la situation ainsi générée.
Mais il y a tout lieu de craindre un embrasement dont les conséquences sont imprévisibles.

Hélène Nouaille

Cartes :
Les pays de la coalition « Tempête décisive »
http://www.zerohedge.com/sites/default/files/images/user5/imageroot/2015/03/decisive%20storm%20coalition.jpg
Yémen : qui contrôle quoi
https://twitter.com/MiddleEastEye/status/581017478072913920/photo/1
Transit du pétrole : les goulots d’étranglement (oil checkpoints)
http://www.zerohedge.com/sites/default/files/images/user3303/imageroot/2015/03-overflow/20150326_choke.jpg
 

Document :
Léosthène n° 543/2010, Yémen, ou les fronts du terrorisme (extrait)
(…) Le Yémen, « une région de 23 millions d’habitants déchirée de tensions anciennes et récurrentes tenant à l’histoire locale et aux convoitises internationales pour l’une des clefs géographiques de la région : en face du Yémen, l’Afrique est à 24 kilomètres. Entre les deux, Bâb el Mandeb, la porte des pleurs, qui ouvre la Mer Rouge sur le Golfe d’Aden, puis l’Océan Indien.
A cela, rien de récent. Les Britanniques contrôlaient le sud, autour du port d’Aden, protégeant, à la sortie de la Mer Rouge, la route des Indes. Les Ottomans contrôlaient le Nord jusqu’à leur défaite, au côté de l’Allemagne, en 1918. Dans les années soixante, pendant la guerre froide, le Nord, d’abord royaume théocratique, devient la République arabe du Yémen (1962), quand le Sud se fédère, après le retrait des Britanniques et bascule, pour faire bref, du côté soviétique, sous le nom de République démocratique populaire de Yémen (1970). Affrontements armés (1979) et longues discussions sur une unification finissent par conduire, en 1990, avec l’écroulement de l’URSS, à la création d’une République du Yémen, sous la conduite de Ali Abdullah Saleh, président de l’ex-République arabe du Yémen, son homologue du Sud, Ali Salim al Saïd acceptant la vice-présidence.
Le contexte international change, pas la position géographique de la région. 1991, première guerre du Golfe, le Yémen prend le parti de l’Irak – et subit à la fois les sanctions économiques de l’Occident et celle de l’Arabie Séoudite, qui expulse sans ménagements un million de travailleurs yéménites de son territoire. A l’intérieur, les troubles continuent : la structure multiséculaire des territoires yéménites est tribale, les chefs traditionnels se sentent écartés d’un pouvoir autoritaire et corrompu, les disparités religieuses sont instrumentalisées – Ali Abdullah Saleh s’étant appuyé, avec la bénédiction des Etats-Unis, sur une islamisation du pays pour combattre les forces socialistes (ex marxistes) du Sud, héritage de la guerre froide. En 1994, la tentative de sécession du Sud avorte. Mais la situation économique ne s’améliore pas. La sécurité non plus.
Nous avions signalé ici, en 2006, la multiplication des manifestations de rue liées aux difficultés d’une population miséreuse, comme la radicalisation de cellules extrémistes. Pour compliquer la donne, deux faits ‘nouveaux’ aujourd’hui : une rébellion chiite (zaïdite, une ramification du chiisme) dans le Nord et la défection, en avril 2009, d’une figure sunnite jusque là alliée du président Saleh, Tariq al-Fadhli, ex combattant des Moudjahidin en Afghanistan dans les années 1980, qui rejoint le mouvement d’opposition du Sud – le tout sur un fond économique qui se dégrade encore avec la chute des cours du pétrole, ressource qui constitue 70% du PNB du Yémen, producteur modeste. Ali Abdullah Saleh fait appel aux Etats-Unis, prétextant un lien possible entre les chiites du Nord et l’Iran.
(…)  D’autres intérêts, régionaux ceux-là, sont encore en jeu dans la Péninsule arabique, l’Arabie Séoudite menant des opérations militaires contre les chiites du Nord du Yémen, qu’elle accuse de menées hostiles sur son territoire et dont elle craint que l’agitation ne donne des idées à la petite minorité chiite qui habite les régions pétrolifères de l’Est, chez elle : rien qui soit favorable à une “stabilisation” du Yémen, rien non plus qui soit comparable à l’importance stratégique du Golfe d’Aden et du passage vers la mer Rouge, goulot d’étranglement, goulot d’affrontement entre puissances en compétition mondiale, passage, aussi, de ce que Philippe Rekacewicz appelait, carte dessinée à l’appui en 2007, d’une “ autoroute de l’internationale des insurgés ” véhiculant des hommes, des idées, des techniques de combat. Les “fronts de guerre contre le terrorisme” (Irak, frontière Liban Syrie, Afghanistan) n’incluaient pas alors le Yémen – pas plus d’ailleurs que le Pakistan. C’était au temps de George Bush (…) ».
La carte de Philippe Rekacewicz : http://www.monde-diplomatique.fr/IMG/jpg/artoff15554.jpg

 

Notes :
(1) Zero Hedge, le 26 mars 2015, Tyler Durden, Middle East Proxy War: Presenting The Massive «Decisive Storm » Coalition
http://www.zerohedge.com/news/2015-03-26/middle-east-proxy-war-presenting-massive-decisive-storm-coalition
(2) Zero Hedge, le 25 mars 2015, Tyler Durden, Another Middle East War Breaks Out: Saudis Begin Bombing Yemen, US Military Taking Action
http://www.zerohedge.com/news/2015-03-25/another-middle-east-war-breaks-out-saudi-arabia-begins-bombing-yemen
(3) AFP/Le Devoir (Canada), le 7 mars 2015, Daniel de Luce, Le rôle de l’Iran dans l’offensive de Tikrit inquiète la coalition
http://www.ledevoir.com/international/actualites-internationales/433849/lutte-contre-l-ei-le-role-de-l-iran-dans-l-offensive-de-tikrit-inquiete-la-coalition
(4) El Watan, le 25 mars 2015, Amnay Idir, Crise au Yémen : Les Houthis tentent de prendre Aden
http://www.elwatan.com//international/crise-au-yemen-les-houthis-tentent-de-prendre-aden-25-03-2015-290723_112.php
(5) Le Temps, le 27 mars 2015, Luis Lema, Au Yémen, le coup de force saoudien
http://www.letemps.ch/Page/Uuid/37e9937a-d3fd-11e4-9f2b-2a6998eb792a/Au_Y%C3%A9men_le_coup_de_force_saoudien
(6) IRIS (Institut de relations internationales et stratégiques), le 25 mars 2015, Didier Billion, Yémen : à qui profitent les troubles ?
http://www.iris-france.org/yemen-a-qui-profitent-les-troubles/
(7) Zero Hedge, le 26 mars 2015, Tyler Durden, The World’s Greatest Oil Chokepoints, And Why Yemen Matters
http://www.zerohedge.com/news/2015-03-26/worlds-greatest-oil-chokepoints-and-why-yemen-matters
(8) Theatrum Belli, le 26 mars 2015, Charles Saint-Prot, L’enjeu géopolitique de la crise yéménite
http://theatrum-belli.org/lenjeu-geopolitique-de-la-crise-yemenite/