« Le ‘non’ de 2005 pèsera encore sur le paysage politique en 2017 » : celui qui s’exprime ainsi dans les colonnes du Monde (1) est l’ancien conseiller de François Hollande, Aquilino Morelle, contraint le 18 avril 2014 à démissionner de son poste de chef du pôle communication de l’Elysée pour une affaire de conflit d’intérêt depuis classée sans suite. Peu importe ici qu’il y règle ses comptes personnels, c’est le problème qu’il soulève qui est intéressant. Parce que les conséquences politiques du rejet, par les Français, à près de 55%, du Traité établissant une constitution pour l’Europe – vendu à l’époque à cinq millions d’exemplaires – ne font pas partie du champ de réflexion public des partis politiques français, pas plus que des médias. Et que ce silence pèse comme un vilain secret de famille sur la société française, divisée depuis selon des lignes qui contournent les oppositions dites classiques de « droite » et de « gauche ».L’institut de sondage IFOP a réalisé pour le Figaro, à l’occasion du dixième anniversaire du référendum, un sondage (2) pourtant sans appel, observé bien au-delà de nos frontières. « Référendum européen : dix ans après, les Français rediraient non », relève ainsi China.org le 29 mai. « Le ’non’ au référendum de 2005 sur la ratification de la Constitution européenne avait été un cataclysme dans la vie politique française. Si François Hollande posait aujourd’hui la même question que celle de Jacques Chirac, ce serait pire encore. Une bérézina. 62% des Français, qui étaient en âge de voter en 2005, diraient non, soit sept points de plus qu’il y a dix ans. Et seulement 38% voteraient oui, soit sept points de moins. Tel est le principal enseignement du sondage IFOP pour Le Figaro » (3). Et les résultats (voir p. 31 du PDF) illustrent sans ambiguïté que ce refus est aussi bien celui des plus jeunes (59% de non chez les moins de 35 ans) que des 35-49 ans (70% de non) – les retraités étant les moins réticents (54% de non) – que les sondés se déclarent de gauche (53% de non) ou de droite (65% de non).

 

Notons encore que même chez les professions libérales et les cadres supérieurs actifs, le ’non’ atteint presque un sondé sur deux (48% de non) quand ces catégories sont supposées avoir été les plus favorables au ‘oui’. Ce qui tend à atténuer le « clivage » qui s’est produit en 2005 « dans toutes les strates de la société française : des cadres supérieurs et des meneurs d’opinion en quasi-totalité favorables au oui quand la très grande majorité des ouvriers, employés et petites classes moyennes votaient non » (4) – ce qu’ils font encore, avec 70% de ’non’ pour les ouvriers et 71% pour les employés. Clivage, rappelle la chroniqueuse au Figaro Natacha Polony alors entretenu par la presse : « Les dirigeants, rédacteurs en chef et éditorialistes, quasi unanimes pour faire campagne en faveur du oui, et les journalistes de base, reporters, pigistes… largement pour le non. De sorte que les médias sont apparus, par un discours partisan et outrageusement antipluraliste, comme les chiens de garde de l’oligarchie technocratique » quand les résultats illustraient, pour elle, une rupture entre « les gagnants et les perdants de la mondialisation libérale et de sa manifestation la plus avancée, la technostructure européenne ».
Cependant, si un sur deux des soutiens au Traité proposé dans les catégories socio-professionnelles supérieures (CSP+, au total 50% de non aujourd’hui) est revenu sur son adhésion, qu’en est-il chez les dirigeants politiques ?
Dans les partis dits de gouvernement, on s’efforce au silence : « Les nonistes du PS ou du PRG en 2005 – Laurent Fabius, Bernard Cazeneuve ou Christiane Taubira en tête – sont au gouvernement et parlent le moins possible d’Europe, de peur de réveiller des divisions qui, à l’époque, étaient bien plus profondes que les querelles actuelles entre les « frondeurs » et l’exécutif. Quant à la gauche du PS, si tous se rappellent « une formidable aventure démocratique », ils sont obligés de constater « l’énorme gâchis » qui s’en est suivi » notent Bastien Bonnefous et Olivier Faye pour le Monde (5). A droite ? Relisons l’analyse livrée en juin dernier par Pierre-Henri d’Argenson au Figaro (6) : « Jusque-là, la conquête du pouvoir à droite s’était organisée autour d’une répartition des personnalités politiques, entre, d’un côté, la frange libérale, pro-européenne et libre-échangiste, appelée à diriger le parti et à gouverner et, de l’autre, la frange conservatrice, souverainiste, gaulliste ou de tradition catholique, faisant office de simples rabatteurs, remisés dans l’ombre après les élections ». Silence encore aux opposants. Mais ?
« Une part croissante de cet électorat conservateur, majoritaire dans le parti et dans la population de droite, n’y croit plus (…). A la manière d’un coming out, une partie de l’électorat de l’UMP assume désormais le caractère profondément antagoniste du libéralisme et du conservatisme (…). Est-ce à dire que cet électorat n’aime pas la liberté ? Bien au contraire, il veut la retrouver, sa liberté, face à un libéralisme qui voudrait que le droit et le marché régentent jusqu’aux plus intimes replis de la vie humaine, qui soumet le tout à la somme de ses parties minoritaires, dont les plus virulentes emportent la mise, et qui réduit la politique à un tableau Excel, la nation à un parking, le citoyen à un consommateur, glouton de préférence. En réalité, l’électorat conservateur ne voit plus le programme libéral comme un pis-aller, un compromis, une concession faite à la globalisation, un moindre mal, en attendant mieux (on devrait dire : en attendant Godot, qui ne vient jamais), mais comme son véritable ennemi idéologique.
En clair, que ce soit la droite du Triumvirat (Fillon, Raffarin, Juppé) ou la gauche qui l’emporte, cela signifie pour lui la même chose. Le système libéral est nu : ses électeurs de droite lui ont arraché sa feuille de vigne des valeurs, ses électeurs de gauche sa casquette d’ouvrier. La dynamique du vote «anti-système» est désormais lancée ».
Faut-il changer une ligne parce que l’UMP a été rebaptisée sous les auspices de celui qui a ressuscité, avec l’aide du président actuel, le Traité constitutionnel sous le couvert de ce qui devait être un « mini Traité », signé à Lisbonne le 13 décembre 2007 ?
Non, bien sûr, et l’analyse de Pierre-Henri d’Argenson permet de lire et de comprendre les avatars de l’UMP depuis un an – et les résultats des différentes consultations électorales. « Le FN est sans conteste le parti qui a su le mieux tirer un bénéfice électoral de la situation de 2005. En dix ans, la formation lepéniste, menée par Jean-Marie Le Pen puis par sa fille, est passée d’une base électorale de 15 % à 18 % en 2002-2004 à près du double aujourd’hui, arrivant en tête des élections européennes de mai 2014, avec 25 % des suffrages.  ‘‘En 1992, le référendum sur Maastricht était centré sur la question de la souveraineté. Celui de 2005 a été dominé par les thématiques économiques et sociales. Aujourd’hui, c’est le FN qui fait le mieux la synthèse de ces deux dimensions’’, estime son numéro deux, Florian Philippot » (4). Sachant que Florian Philippot, « à l’époque étudiant de 23 ans à HEC puis bientôt à l’ENA, n’appartenait alors à aucun parti politique et faisait campagne pour le non sur Internet en se revendiquant du chevènementisme. Il assistait aussi bien à des meetings nonistes où les socialistes Jean-Luc Mélenchon et Henri Emmanuelli tenaient le micro qu’il collait des affiches dans la rue pour le compte de Nicolas Dupont-Aignan, qui émargeait encore à l’UMP ».
Il y a bien eu rupture dans la vie politique française en 2005, le risque pris par les deux dirigeants des partis de gouvernement – devenus depuis lors tous deux présidents de la République – d’ignorer la sanction des urnes provoquant – sans surprise si l’on veut bien y penser, une méfiance tenace des électeurs envers les politiques, les partis et les médias. Faut-il rappeler la dernière livraison du CEVIPOF (7) ? 8% des sondés seulement disaient accorder leur confiance aux partis politiques, 75% d’entre eux n’ont « plutôt pas confiance ou pas confiance du tout » dans les médias (1% tout à fait confiance !). Pourtant la question européenne occupe les Français, qui se savent européens (62% trouvent que c’est plutôt une bonne chose) sans vision claire de ce qu’ils souhaitent. Hors quelques lignes rouges, relève Jérôme Fourquet (IFOP) : « Premièrement sur les accords de Schengen, 60% des Français se favorables à leur remise en cause à la restriction des conditions de circulation et d’installations des citoyens européens sur le territoire français. Les Français sont également critiques à l’égard de l’intégration européenne face à la crise de la dette et souhaitent une plus grande indépendance des politiques économiques et budgétaires nationales (62%). Une crise bien installée et dans laquelle l’euro est considéré comme un handicap par presque la moitié des Français (47%, stable par rapport à 2013), seuls 28% la considérant comme un atout et 25% ne tranchant pas la question. Mais malgré cette défiance à l’égard de l’euro, le souhait de retour à la monnaie nationale demeure minoritaire (29%, contre 38% en janvier 2014) ».
Quelles que soient les stratégies d’évitement de la question européenne pratiquée continûment par les dirigeants politiques et les médias, Aquilino Morelle a raison : le non de 2005 continuera, invisible et incontournable, à peser sur les votes des électeurs, en 2017 et après. Ce sont les frontières traditionnelles des partis qui explosent, transferts de voix inexplicables autrement.
Sa clef de lecture – au-delà de la charge qu’il mène contre l’exécutif actuel – est particulièrement pertinente.

Hélène Nouaille

Document :
Traité établissant une constitution pour l’Europe, version proposée aux électeurs en 2005
http://www.conseil-constitutionnel.fr/conseil-constitutionnel/root/bank_mm/dossiers_thematiques/referendum_2005/3tce.pdf

Notes :
(1) Le Monde, le 28 mai 2015, Aquilino Morelle, Le non de 2005 pèsera encore sur le paysage politique en 2017 (édition abonnés)
http://www.lemonde.fr/idees/article/2015/05/28/l-esprit-de-2005-sera-present-au-rendez-vous-de-2017_4642697_3232.html
(2) IFOP pour le Figaro, mai 2015, Les Français et l’Europe 10 ans après le TCE
http://www.ifop.com/media/poll/3039-1-study_file.pdf
(3) China.org, le 29 mai 2015, Revue de la presse française
http://french.china.org.cn/foreign/txt/2015-05/29/content_35694060.htm
(4) Le Figaro, le 22 mai 2015, Natacha Polony : référendum de 2005, la fracture démocratique (édition abonnés)
http://www.lefigaro.fr/vox/politique/2015/05/22/31001-20150522ARTFIG00332-natacha-polony-referendum-de-2005-la-fracture-democratique.php
(5) Le Monde, le 28 mai 2015, Bastien Bonnefous et Olivier Faye, Dix ans après que sont les nonistes devenus ?
http://www.lemonde.fr/politique/article/2015/05/28/dix-ans-apres-que-sont-les-nonistes-devenus_4642005_823448.html
(6) Le Figaro, le 11 juin 2014, Pierre-Henri d’Argenson, Crise à l’UMP : la droite française peut-elle encore gagner une élection présidentielle ?
http://www.lefigaro.fr/vox/politique/2014/06/11/31001-20140611ARTFIG00135-crise-a-l-ump-la-droite-francaise-peut-elle-encore-gagner-une-election-presidentielle.php
(7) Voir Léosthène n° 991, du 17 janvier 2015, Enquête sur un divorce à la française
En décembre 2014, les Français ne se faisaient guère confiance pour penser qu’ils pouvaient influencer, en manifestant dans les rues, des politiques auxquels ils ont massivement retiré leur confiance : ils n’étaient que 30% à penser que manifester dans la rue était un moyen efficace pour exercer leur influence – comme en 2009 – et 89% à estimer que les politiques ne se préoccupaient pas d’eux. Avec un chiffre terrible : 8% d’entre eux seulement disaient accorder leur confiance aux partis politiques. L’étude annuelle du CEVIPOF (qui est le centre de recherches politiques de Sciences Po et propose depuis six ans un baromètre de la confiance politique), publiée le 13 janvier 2015 confirmait sans appel leur humeur sombre, même, que ce soit dit, s’ils déclaraient à 72% être fiers d’être français.
CEVIPOF (Centre de recherches politiques de Sciences Po)/CNRS, Baromètre de la confiance politique 2015 (vague 6)
http://www.cevipof.com/fr/le-barometre-de-la-confiance-politique-du-cevipof/resultats-1/vague6/