« L’organisation Etat islamique (EI) accroît son influence en Afghanistan aux dépens des Taliban, gagnant un nombre croissant de sympathisants et recrutant d’ores et déjà dans 25 des 34 provinces afghanes », selon un rapport de l’ONU publié le 25 septembre dernier (1). « Les forces de sécurité afghanes ont dit aux experts de l’ONU qu’environ 10% des insurgés Taliban sont des sympathisants de l’EI ». Parmi les figures dominantes, on trouve un ancien Taliban, conseiller du Mollah Omar (Abdul Rauf Khadem), parti en Irak en octobre 2014 et qui a depuis « formé son propre groupe dans les provinces d’Helman et de Farah ». Egalement présents, « 70 combattants venus d’Irak et de Syrie forment aujourd’hui le cœur de la branche djihadiste en Afghanistan ». Se sont joints à ces combattants des étrangers venus du Pakistan et d’Ouzbékistan, certains liés à al Caïda. Ces groupes combattent essentiellement les forces gouvernementales « sauf dans la province de Nangarhar (sud-est) où ils affrontent les Taliban pour le contrôle de la drogue ». Les experts de l’ONU ont par ailleurs noté que l’EI a développé sa propagande en anglais, signe d’une compétition accrue avec les Taliban. Lesquels, « qui ont été accusés de sauvagerie depuis les 14 ans de leur insurrection, cherchent à apparaître comme un rempart contre la brutalité de l’Etat islamique ».
Qu’en disent les autorités afghanes ? « Qu’ils ne considèrent pas l’émergence de l’Etat islamique comme une menace immédiate, mais qu’ils gardent un œil sur la situation comme une ’nouvelle menace potentielle’ ». Leur grande affaire, ce sont les Taliban.
Déclaration peut-être optimiste, préalable à la chute de la capitale régionale de Koundouz, le 28 septembre, dans le nord de l’Afghanistan, à la frontière du Tadjikistan (voir la carte ci-dessous). « Avec la prise de Koundouz », nous dit le colonel René Cagnat, docteur en sciences politiques et bon connaisseur de l’Asie centrale, « on peut dire que l’étau Taliban se resserre ». Et « même si Koundouz a été reprise (provisoirement ?) par les Gouvernementaux, sa chute, ce lundi 28 septembre, aux mains des Taliban revêt une grande importance en Afghanistan comme en Asie centrale, mais aussi en Russie et sur la scène mondiale » (2). Pourquoi la chute de cette ville de 300 000 habitants, qui commande l’accès de la capitale afghane, Kaboul, par le nord – ville où une frappe américaine sur un hôpital de Médecins Sans Frontières a fait 22 morts dans la nuit du 2 au 3 octobre (3) – est-elle aussi importante ? C’est que, explique René Cagnat « l’inquiétude ne se limite pas à l’Afghanistan, elle s’étend aussi à l’Asie centrale…». Asie centrale arrière-cour du sud de la Russie avec les anciens Etats de l’ex URSS (Ouzbékistan, Kazakhstan, Kirghizistan, Tadjikistan, Turkménistan) qui s’étend de l’Iran à l’ouest à la Chine à l’est (Xinjiang), tous pays participant à l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS) avec la Russie et la Chine, objet des grands projets de développement chinois de nouvelles « routes de la soie ».
« En Asie centrale, jusqu’à cette année, la région nord de l’Afghanistan faisait figure de forteresse tenue par les ethnies tadjikes et ouzbèkes – l’une de celles qui avaient permis (au commandant) Massoud (assassiné en septembre 2001) de tenir bon en son temps. A l’abri de ce « rempart » et de celui de la 201e division motorisée russe, postée au Tadjikistan au sud de Douchanbé, la région centre-asiatique coulait des jours presque heureux et ne s’alarmait guère – sauf peut-être dans la République tadjike déjà secouée par un début de subversion ».
Or si « la forteresse » de la région nord de l’Afghanistan tombe, la porosité de la frontière est assurée. Comment ? « La pénétration islamiste sera facilitée au long de filières qui proviennent justement du « rempart ». Ces filières, faites d’itinéraires discrets et de réseaux de relations ont beau en priorité être celles de la drogue, la mafia religieuse locale ne les dédaigne pas. Ainsi l’islam extrémiste maintenant étendu au Xinjiang chinois, au lointain Kazakhstan, au Kirghizistan du nord et même à la Bachkirie et au Tatarstan de Russie va-t-il trouver hors de sa zone de prédilection – le Ferghana – un surcroît d’énergie… et de financement ! ». Ajoutons l’instabilité du Kirghizistan (les Américains sont présents dans la capitale Bichkek) et les élections à venir ailleurs (Ouzbékistan et Kazakhstan), les ambitions des Taliban vers un « Turkménistan affaibli par des pouvoirs vieillissants » et c’est une ère d’incertitudes qui s’ouvre. Ce que les Russes et les Chinois ont parfaitement compris. Et qui explique la volonté de Moscou, suivi silencieusement par Pékin, de porter un coup d’arrêt à l’Etat islamique, en empêchant d’abord la Syrie d’exploser – et non pas par amitié pour son président, Vladimir Poutine l’a plusieurs fois répété : « ce que nous craignons avant tout », répondait-il lors de son interview par Jean-Pierre Elkabbach en juin 2014 pour TF1, « c’est le démembrement de la Syrie à l’image de ce qui s’est produit au Soudan. Nous craignons que la situation y devienne similaire à celle que nous voyons aujourd’hui en Irak. Et nous craignons également que la Syrie devienne une sorte de nouvel Afghanistan. C’est pourquoi nous tenons à y conserver le pouvoir légitime pour ensuite progressivement, avec la participation du peuple syrien et de nos partenaires européens et américains, réfléchir sur la façon de réformer cette société pour la moderniser et l’humaniser » (4).
Passés à l’acte en Syrie, que craignent les Russes en Asie centrale ?
L’ambiguïté de la position américaine, répond l’ancien ambassadeur indien M. K. Bhadrakumar : « De fait », écrit-il la plume vive (5) « il y a des interrogations grandissantes sur un «agenda caché» américain en ce qui concerne l’utilisation des groupes islamistes en tant qu’outils géopolitiques. Il a été rapporté dans les médias occidentaux que sous le nom de Taliban, divers groupes de militants ont opéré à Koundouz, dont certains ont proclamé leur allégeance à l’Etat islamique. Si l’on considère que l’EI est apparu dans des circonstances mystérieuses pendant l’occupation de l’Irak par les Etats-Unis, puis a commencé à se renforcer plus tard à la faveur de la tentative américaine de «regime change» en Syrie, les intentions de Washington en Afghanistan sont devenues hautement suspectes ». Il semble donc, ajoute l’ambassadeur, pourtant souvent sensible au charme de Barack Obama, que la chute de Koundouz soit utilisée par les Américains pour pérenniser leur présence (et celle de l’OTAN) dans le pays, au nom de la sécurité régionale – ce qui expliquerait les rejets répétés de l’aide que Moscou a régulièrement proposée aux Etats-Unis en Afghanistan. Une opinion partagée par le colonel René Cagnat, qui relève : « En tous cas, voici déjà plus d’un an que les observateurs centre-asiatiques notent la présence dans le corps diplomatique américain de leurs capitales – et notamment de Bichkek – de personnages spécialisés dans la préparation de «révolutions oranges»…
« Est-ce à dire que la CIA concocte des subversions sur les arrières russes ? ».
L’ancien président afghan Hamid Karzaï lui-même(2004-2014) confiait en juin dernier lors d’un interview à RT (Russia Today) que, s’il y avait extension de l’EI en Afghanistan, ce ne serait pas possible « sans une main étrangère, sans un appui venu de l’étranger » (6). Si cela devait se produire, « ce serait seulement pour déborder en Asie centrale, pour nuire à la Chine, pour nuire à la Russie ». Et de préciser : « Si vous entendez dans les jours, les mois où les années qui viennent que Daech (l’Etat islamique) est en progression en Afghanistan, qu’il y est fort et y étend son appareil militaire, cela voudra dire qu’il sera soutenu par une force étrangère ayant l’intention de déstabiliser la région, en particulier l’Asie centrale, la Chine et la Russie ». Pour l’ancien président afghan, la rapide expansion de l’Etat islamique en Irak et en Syrie est due à une « interférence étrangère ». Ce que, nous le relevions ici début septembre (7) confirmait le général Michael Flynn, ancien patron de la DIA (Defense Intelligence Agency) américaine (lequel, s’appuyant sur un rapport déclassifié de l’agence datant de 2012, déclarait que la « décision délibérée » de laisser monter en puissance, en l’armant, l’opposition à Bachar el Assad, avait été prise par l’administration américaine à l’époque). Ni Moscou ni Pékin ne peuvent rester indifférents aux faits eux-mêmes – pas plus qu’aux éventuelles intentions cachées américaines en Asie centrale.
Le même général Flynn reprenait ce 5 octobre 2015 la parole dans Russia Today (8) – à propos de l’intervention russe en Syrie : « Je suis persuadé qu’une ligne rouge non définie explicitement a été franchie. Je pense que nous, les Américains, devons comprendre que la Russie a aussi une politique étrangère qui lui est propre, que la Russie a une stratégie pour assurer sa sécurité nationale. Et je pense que nous ne sommes pas parvenus à comprendre ce que ça implique pour la Russie de garantir l’ordre au plan international ou dans son propre pays ». Dans la même phrase cependant – qu’avait-il en tête ? – la ligne rouge devient plurielle : « Je pense donc que des lignes rouges non définies explicitement ont été franchies et qu’elles sont constituées par l’importance et le nombre des islamistes radicaux qui ont quitté la Fédération de Russie pour combattre en Syrie, ainsi que par l’effondrement potentiel d’un pays avec lequel la Russie a des liens évidents ». Et de préconiser un combat commun contre l’Etat islamique : « Je suis d’avis que la Russie et les Etats-Unis doivent travailler ensemble sur ce dossier. Je crois qu’une coalition internationale doit être formée. Si la Russie et les Etats-Unis travaillent ensemble, pas seulement au plan diplomatique mais également à un niveau militaire, et que ces deux pays invitent leurs partenaires dans la région à travailler avec eux, je crois alors qu’il serait possible de trouver d’autres solutions ».
Jamais n’est évoqué « l’agenda caché » américain en Asie centrale, agenda qui constitue, n’en doutons pas, une alerte rouge pour les Russes et les Chinois. Ce qui nous laisse une fois de plus perplexes, avec des questions : qui gouverne effectivement aux Etats-Unis ? Quelles tensions partagent le gouvernement et l’armée ? Quel est le projet du président Obama, in fine, en Afghanistan et au-delà, en Asie centrale ?
Ce qui nous ramène à une remarque essentielle de l’essayiste Roland Hureaux : « mais la priorité de Washington est-elle vraiment de réduire l’Etat islamique ou encore et toujours de contrer la Russie ? ».
Hélène Nouaille
Cartes :
L’Asie centrale
http://www.diploweb.com/IMG/jpg/carte-1-Asie-centrale-Afghanistan-et-Xinjiang-V2.jpg
La province de Koundouz
http://www.jeune-nation.com/wp-content/uploads/2015/09/Koundouz-Afghanistan-.png
Les provinces en Afghanistan
http://3.bp.blogspot.com/-nq4nUJ75EjI/UBUMeG0fIeI/AAAAAAAAAhk/5LBlNUx5hkk/s1600/carte_afghanistan.gif
Les nouvelles routes de la soie
http://www.les-crises.fr/wp-content/uploads/2014/11/nouvelle-route-de-la-soie1.png
Situation de la Bachkirie en Russie (entre la Volga et les Monts Oural dans l’est de la Russie européenne, capitale Oufa)
https://fr.wikipedia.org/wiki/Bachkirie#/media/File:Bashkortostan_in_Russia.svg
Situation du Tatarstan en Russie (dans le bassin de la Volga, capitale Kazan)
http://www.russianlessons.net/russia/tatarstan/russia-tatarstan.gif
Notes :
(1) The Voice Times, le 26 septembre 2015, Mashal Khan, Islamic State Gaining Ground in Afghanistan : United Nations
http://www.thevoicetimes.com/islamic-state-gaining-ground-in-afghanistan-un/
(2) Blog de Bertrand Renouvin, le 4 octobre 2015, De la chute de Koundouz et de ses conséquences pour l’Asie centrale et la Russie. Billet invité : René Cagnat
http://www.bertrand-renouvin.fr/afghanistan-de-la-chute-de-koundouz-et-de-ses-consequences-pour-lasie-centrale-et-la-russie-billet-invite-rene-cagnat/
(3) RT, le 5 octobre 2015, L’Afghanistan aurait demandé aux Etats-Unis de bombarder l’hôpital de MSF à Koundouz
https://francais.rt.com/international/7839-etats-unis-frappes-kunduz
(4) Transcription complète en français de l’interview de Vladimir Poutine par Jean-Pierre Elkabbach et Gilles Bouleau le 4 juin 2014 (les coupures de TF1 réintégrées), vidéos disponibles :
http://www.les-crises.fr/interview-poutine-scandale-des-coupes/#!prettyPhoto
(5) Indian Punchline, le 29 septembre 2015, M. K. Bhadrakumar, Kunduz fall into Taliban hand : What next ?
http://blogs.rediff.com/mkbhadrakumar/2015/09/29/kunduz-falls-into-taliban-hands-what-next/
(6) RT, le 11 juin 2015, ISIS (EI) would need ‘foreign hand’ to rise in Afghanistan – ex president Hamid Karzai
https://www.rt.com/news/266674-karzai-afghanistan-isis-taliban/
(7) Léosthène n° 1047/2015 du 9 septembre dernier :
Real Clear Politics vidéo, le 10 août 2015, Former DIA Chief Michael Flynn Sys Rise of ISIS Was a «Willfull Decision» of US Government (47 minutes)
http://www.realclearpolitics.com/video/2015/08/10/former_dia_chief_michael_flynn_says_rise_of_isis_was_willful_decision_of_us_government.html
(8) RT, le 5 octobre 2015, Michael Flynn, Si les Russes interviennent en Syrie c’est « qu’une ligne rouge non définie a été franchie »
https://francais.rt.com/opinions/7871-michael-flynn-syrie
L’interview complet en anglais :
https://www.rt.com/news/317710-russia-red-lines-flynn/
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