« Dans sa dernière parution, le journal ‘Internationale Politik’ publié par le German Council of Foreign Relations (DGAP) a ouvert un débat sur l’utilité de l’OTAN. ‘L’utilité, aujourd’hui’ de l’alliance militaire est ‘floue’, selon l’auteur de l’article, Justin Logan, directeur des études de politique étrangère au Cato Institute de Washington » (1) – un groupe de réflexion d’obédience libertarienne. Pendant que le site allemand German Foreign Policy rend compte des doutes sur la pertinence de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord d’un analyste chantre, comme libertarien, du principe de non agression, le site français de Stéphane Gaudin, Theatrum Belli, nous offre la réflexion d’une chercheuse, Hajnalka Vincze, sur ce que souhaite dans le même temps le commandement militaire américain de l’Organisation : « Peu évoqué en public, l’un des dossiers les plus déterminants pour l’avenir de l’OTAN concerne la proposition américaine qui souhaiterait que le Commandant suprême US soit investi de l’autorité de déployer, de son propre chef, les troupes de l’Alliance » (2).Le parallèle, fortuit, est fort intéressant.
Pour Justin Logan, c’est à l’Europe d’assurer sa propre sécurité, et elle doit le faire sans l’OTAN, qu’il accuse d’avoir provoqué une détérioration des relations des Européens avec la Russie : « L’expansion de l’OTAN vers l’Est a accru le sentiment des Russes d’être menacés, donnant ainsi de la force aux ‘arguments des nationalistes russes’ pendant que les ‘libéraux pro occidentaux se retrouvaient comme des idiots’». Pour lui, les Etats-Unis portent dans cette situation une lourde responsabilité : « Washington n’a ‘jamais’ souhaité autoriser une ‘coopération européenne de Défense’ (…). ‘A chaque occasion, Washington s’est efforcé d’étouffer dans l’œuf tout effort dans ce sens’ pour prévenir l’apparition d’une ’troisième force’ indépendante des Etats-Unis ». Attitude qui a poussé les Européens à réduire leurs budgets de défense – et à laisser les Américains assurer plus de la moitié des dépenses militaires de l’OTAN. « En définitive, l’OTAN oblige les contribuables américains à subventionner la prospérité des Etats européens en payant pour leur défense ». Et Logan de plaider pour que cesse cet état de fait parce que si les Européens sont capables d’assurer par eux-mêmes leur défense, « ils ne le feront pas aussi longtemps que Washington le fera pour eux ».
On pourrait ajouter – mais c’est le point de vue qu’un faucon, Julian Lindley-French exprimait à Riga le 7 novembre dernier au cours d’une réunion de l’OTAN (3) – que de surcroît les Européens manquent de volonté et de réalisme : « Trop souvent, nous confondons le fait de s’entendre sur un sujet avec l’action. C’est pourquoi nous collons sans arrêt de nouvelles étiquettes sur de vieilles bouteilles en les appelant ‘plans d’action’, ou nous tenons d’interminables sommets et déclarons un problème résolu parce qu’il a été compris au cours d’un sommet. Pire, ce genre ‘d’entente’ est devenu une sorte d’alibi pour l’inaction ; un leitmotiv pour des vœux pieux qui font que les Européens pèsent beaucoup moins que leur poids sur la scène mondiale et continueront vraisemblablement ainsi ». On peut entendre l’analyse et les raisons des deux hommes même si leurs conclusions sont à l’exact inverse : pour Justin Logan, il faut laisser les Européens faire face seuls à leurs problèmes de sécurité, ils en ont les moyens. Pour Julian Lindley-French, s’il faut parler avec les Russes, devenus menaçants (« je crois qu’il reste vital de continuer à parler avec la Russie, la Russie veut parler avec nous »), c’est depuis une position de force, avec une OTAN renforcée.
Ajoutons toutefois qu’il n’est pas si aisé d’obtenir une entente réelle des vingt-huit pays membres de l’OTAN sur la désignation de « l’ennemi » et qu’aucune action ne peut être entreprise sans un accord politique de l’organe suprême de décision (Conseil de l’Atlantique Nord) – pris à l’unanimité. Le commandant militaire de l’OTAN (SACEUR), qui est par statut américain (le Secrétaire général étant européen) ne peut agir sans ce feu vert politique.
Or, nous disait déjà Hajnalka Vincze en août dernier, « à la réunion ministérielle de l’Alliance, fin juin, le SACEUR (commandant suprême) « a reçu l’autorité d’alerter, de mobiliser et de préparer les troupes » de son propre chef, en attendant le feu vert du Conseil pour le déploiement sur le terrain » (4). C’est à dire, en bref, de donner l’ordre aux troupes de l’OTAN d’être prêtes à intervenir sur un tarmac en attendant la décision du Conseil afin d’améliorer la « réactivité » de l’Alliance à une menace extérieure. Donner l’ordre aux troupes de l’OTAN et aux troupes américaines stationnées en Europe (70 000 militaires) sachant que le SACEUR (aujourd’hui le général Breedlove) est nommé par le président américain, approuvé par le Sénat et que « tout au long de son mandat OTAN, il dépend directement du département de la Défense et que son commandant en chef se trouve à la Maison Blanche ». Or il est à remarquer que « les décisions sur la préparation, la mise en alerte et la mobilisation des troupes sont tout sauf anodines. Dans une atmosphère de tension, elles risquent fort d’être perçues comme une provocation. Et de générer ainsi elles-mêmes la situation de crise à laquelle elles auraient été, soi-disant, censées répondre ».
Ceci dit, « l’idéal, du point de vue de l’Amérique, serait évidemment qu’elle puisse en décider seule et que les alliés la suivent ». Nous sommes très loin du point de vue de Justin Logan et du débat ouvert par la revue allemande de politique étrangère, mais très près des préoccupations du Congrès américain, qui sont anciennes : « Un amendement (5) adopté au Sénat a sommé le président US de placer la révision de la règle du consensus en tête de l’agenda de l’Alliance. Y compris des discussions sur des méthodes qui assureraient plus de flexibilité au SACEUR dans la planification des opérations, avant le feu vert du Conseil de l’Atlantique du Nord, et « simplifieraient » donc le processus de prise de décision ».
Dans ce contexte et sur le sujet de l’engagement des forces de l’OTAN, Hajnalka Vincze rapportait donc le 11 novembre dernier (2) un échange entre le chef de la section «Engagement » de l’OTAN, l’allemande Gerlinde Niehus, et l’américain Robert Nurik, du Conseil atlantique de Washington. Pour lui, le SACEUR devrait recevoir « un petit peu plus d’autorité » encore, sachant qu’il n’y aurait « aucune raison de s’inquiéter : un tel mandat sera soumis à des conditions précises. Il ne concernerait que certaines unités, et serait limité dans le temps ». Ce à quoi Gerlinde Niehus répondait que « l’Alliance est une organisation dirigée par des autorités politiques et le CAN (Conseil de l’Atlantique nord) doit être toujours celui qui décide du déploiement des forces. Cela n’exclut pas le transfert d’autorité au SACEUR, déjà acté en juin dernier, pour préparer et mobiliser les forces pour qu’elles puissent être déployées ensuite ‘à très court préavis’ ». C’est d’ailleurs, précise Hajnalka Vincze, ce que précisait un rapport récent de l’Assemblée parlementaire de l’OTAN, sans ambiguïté : « Le SACEUR dispose de l’autorité pour alerter, organiser et préparer des troupes afin qu’elles soient prêtes à intervenir une fois la décision politique prise par le CAN. Le SACEUR a toutefois proposé de pouvoir entamer le déploiement des forces avant de recevoir l’autorisation du CAN, car il estime qu’il serait prudent, d’un point de vue militaire, de disposer d’une telle capacité de réaction rapide. Cette mesure « Alerte, Préparation et Déploiement » a été refusée par le CAN, qui a clairement déclaré, conformément aux traditions constitutionnelles des pays membres, que la décision de procéder à tout mouvement de forces demeurera une décision politique. Le CAN estime que, dans le cadre des nouvelles procédures mises en place, il devrait pouvoir se réunir en urgence et prendre une décision dans les 12 heures ».
Comme citoyen d’un pays souverain, on reste confondu par ce que signifie la demande américaine – vassaliser officiellement les pays européens, sauf à remarquer, avec Justin Logan, que « seules les élites en matière de politique étrangère » pensent que l’OTAN est vital « à la sécurité occidentale » en exagérant les capacités de l’Alliance à protéger chacun de ses membres des menaces avérées (terrorisme, porosité des frontières…) auxquelles ils font d’ailleurs face seuls. En juin dernier, Judy Dempsey résumait la situation pour un cercle de réflexion très pro-américain, Carnegie Europe (6) : l’OTAN est une « alliance disjointe », écrivait-elle, parce qu’elle n’a « pas de stratégie » pour répondre aux menaces actuelles (« en dehors de la Russie, le terrorisme, les cyber attaques, l’instabilité au sud de la Méditerranée et au Sahel en particulier, le programme nucléaire iranien, les ambitions stratégiques chinoises »). De plus, les pays membres n’ont pas la même perception des menaces – « et l’OTAN peut devenir une boîte à outils pour des coalitions de volontaires ». Ensuite, même avec leurs restrictions budgétaires, les pays membres n’ont pas « la volonté de rassembler et partager leurs capacités militaires ». Pas plus que celle de vendre à leurs opinions l’importance de la Défense. Et – le meilleur pour la fin, définissant sans y toucher l’objectif ultime de l’OTAN : « Washington ne reviendra pas, malgré la crise en Ukraine, sur son mouvement stratégique vers l’Asie pour se reconcentrer sur l’Europe, or l’OTAN n’est pas préparé à faire face aux nouvelles priorités américaines».
On comprend bien l’objectif ultime de Washington : pour être l’acteur que tous les autres servent mettre en place la mécanique appropriée.
Conclusion ? Nous avons l’impression de nous répéter : qu’est-ce qui a changé depuis cinq ans ? Rien. C’est bien l’irresponsabilité volontaire des pays européens qui laisse le champ libre à l’imperium américain, écrivions-nous alors. Peut-on honnêtement en changer un seul mot ?

Hélène Nouaille

Rappel :
Léosthène n° 614/2010 du 23 octobre 2010, OTAN, l’acteur et les figurants, extraits
« Les Etats ont démissionné pour la plupart sur une ambition simple, que les Européens aient un outil militaire leur permettant de peser sur les affaires du monde. Au rythme où nous sommes, progressivement l’Europe est en train de devenir un protectorat, et dans 50 ans nous deviendrons le jeu de l’équilibre des puissances nouvelles et nous serons sous un condominium sino-américain. (Aujourd’hui) tous les pays dans le monde se réarment alors que les Etats européens procèdent à de nouvelles réductions budgétaires (sur) des budgets européens déjà extrêmement faibles dans nombre de pays. La question des capacités européennes est avant tout une question politique : est-ce que les Européens veulent être les acteurs sur la scène internationale ou veulent-ils être les acteurs d’un scénario qu’ils n’écrivent pas ? »
Le constat du ministre de la défense français, Hervé Morin, a le mérite de la clarté. Il s’exprimait entre deux réunions, le 24 septembre dernier (2010), en marge du conseil informel des ministres de la défense des 27 pays de l’Union européenne. Il s’agit de préparer le sommet de l’OTAN qui se tiendra les 19 et 20 novembre à Lisbonne. Y sera proposé pour adoption le nouveau concept stratégique, c’est à dire le rôle que l’organisation née après la guerre dans le contexte de la guerre froide veut et peut tenir dans le monde d’aujourd’hui. Ce concept a été préparé par une commission de 12 membres, commission présidée par l’ancienne secrétaire d’Etat américaine de Bill Clinton (1997-2001), Madeleine Albright. Il a fait l’objet d’un rapport (…).
Si, comme Hervé Morin s’en plaint, une défense européenne est dans les limbes, que nous dit ce rapport des intentions américaines ?
Les ambiguïtés apparues sur l’utilité, pour les Etats-Unis, d’une organisation dont ils ont, depuis sa création, le commandement militaire, sont-elles dissipées ? On sait qu’une école de pensée met en doute, outre-Atlantique, la pertinence de l’alliance dans le contexte mondial qui se dessine. La raison en est connue : les Etats-Unis, dont le budget militaire représente la moitié des dépenses de la planète, et plus de la moitié de celui de l’OTAN, estiment maintenir et payer les forces qui préservent l’ordre mondial, un ordre conforme, ils ne s’en cachent pas, aux intérêts américains. Ils estiment aussi que les grands enjeux se sont déplacés en Asie et s’y fixeront pour longtemps, disparaissant en Europe avec la chute de l’URSS et de son pacte de Varsovie.
La fin de l’ère de George Bush n’a rien changé à cette affirmation ni à cette volonté, même si les méthodes et le discours du président Obama se sont arrondis. Washington continue de privilégier l’idée que pour accompagner les missions qu’elle estime légitimes, les coalitions de volontaires sont efficaces, manoeuvrables, et qu’elle peut y allier selon ses besoins des partenaires dans et hors OTAN, bien au-delà de la mission territoriale de l’organisation, qui est rappelons-le de protéger, en Europe, les pays membres. Il ne s’agit pas de quitter l’Europe, où les Etats-Unis possèdent des bases importantes, mais d’y conserver leur emprise tout en déployant autrement leurs moyens opérationnels avec le concours de partenaires ad hoc ce qui n’exclut pas le concours des armées européennes (…).
C’est bien l’irresponsabilité volontaire des pays européens qui laisse le champ libre à l’imperium américain.

Notes :
(1) German Foreign Policy, le 9 novembre 2015, Nato Southern Strategy
http://www.german-foreign-policy.com/en/fulltext/58894
(2) Theatrum Belli, le 11 novembre 2015, Hajnalka Vincze, Les USA vont-ils pouvoir engager les troupes de l’OTAN ?
http://theatrum-belli.org/les-usa-vont-ils-pouvoir-engager-les-troupes-de-lotan/
(3) Linkis.com, le 6 novembre 2015, Julian Lindley-French, Time to return to Riga Realism
http://linkis.com/blogspot.com/k41Ga
(4) Iveris, le 25 août 2015, Hajnalka Vincze, L’OTAN cherche à contourner la règle du consensus
http://www.iveris.eu/list/articles_dactualite/49-lotan_cherche_a_contourner_la_regle_du_consensus
(5) Congress.gov, le 7 mai 2003, Texte de l’amendement du Sénat
https://www.congress.gov/congressional-record/2003/5/7/senate-section/article/S5877-2
(6) Carnegie Europe, 24 juin 2014, Judy Dempsey, Why Defense Matters, A New Narrative for NATO
http://carnegieeurope.eu/2014/06/24/why-defense-matters-new-narrative-for-nato/heao#