« Le président russe Vladimir Poutine a ordonné mardi que la Russie travaillerait avec l’armée française comme avec un allié pour mener des opérations coordonnées en Syrie. Le lundi, le président français François Hollande a clairement annoncé que Paris ferait équipe avec Washington et Moscou pour combattre l’Etat islamique. Il espère forger une alliance internationale pour écraser de concert le groupe terroriste. Une alliance temporaire peut émerger, une chance qui améliorera les relations entre la Russie et l’Ouest. Mais cela ne pourra pas être une coopération en profondeur ou durable » (1). L’analyse est celle d’un quotidien du parti communiste chinois, Global Times, publiée dans un éditorial : elle a donc un caractère très officiel.Le président français multiplie en effet les contacts, – mardi 24 novembre avec Barack Obama à Washington, jeudi 27 avec Vladimir Poutine à Moscou, entre temps avec Angela Merkel mercredi 25 puis avec le président chinois Xi Jinping et le secrétaire général de l’ONU Ban Ki-moon dimanche 29 novembre à Paris. Le moment est favorable, l’écho des attaques terroristes du 13 novembre à Paris ayant secoué la planète comme jamais aucun événement semblable en Europe ne l’avait fait (il y a eu 200 morts et 1400 blessés à Madrid le 11 mars 2004). Remarquons que les présidents russe et américain se sont ménagés un entretien de 30 minutes en marge du G20 en Turquie le 15 novembre. Si le contenu de leur conversation n’a pas été officiellement dévoilé, des sources israéliennes pensaient en connaître la teneur : « Obama, selon nos sources, a accepté l’essentiel du plan de Poutine pour une résolution politique du conflit syrien à l’exception du point relatif au futur de Bachar el-Assad. La Maison Blanche et le Kremlin ont par conséquent annoncé une décision conjointe : qu’un cessez-le-feu en Syrie devrait être suivi par des négociations menées sous l’égide de l’ONU entre les rebelles et le régime d’Assad. Le premier point du plan russe appelait à une intensification des frappes américaines et russes contre les divers groupes rebelles refusant d’entrer dans ces discussions afin de les obliger à s’aligner » (2).
Et quelle que soit la prudence que nous devons montrer quant aux « sources » israéliennes, nous avons effectivement vu immédiatement s’intensifier les frappes américaines, notamment sur les convois de camions-citernes de l’Etat islamique en route vers l’Irak (3) – comme celles des Russes (4) dont ces mêmes sources notaient encore : « Résultat de l’accord secret entre les deux présidents, 75% des frappes russes en Syrie mardi visaient différents groupes rebelles (autour d’Hama et d’Alep) contre seulement 25% contre l’Etat islamique (à Rakka, leur centre de commandement) et des cibles du Front al Nosra ». Cette campagne devait durer au moins trois semaines. L’intensification des frappes françaises – qui jusque là n’avaient qu’une importance symbolique, peut-être 3% de l’ensemble des frappes contre l’EI – ne peut être ni décisive ni durable, nos armées n’ayant pas les moyens nécessaires : « Huit cents militaires et six avions de chasse, sans moyens nouveaux, sont mobilisés contre ‘l’armée terroriste’, Daesh, et ’sa dynamique funeste’, selon les mots de M. Le Drian » reconnaissait le Monde le 15 septembre dernier (5). Le « triplement » des moyens décidés après le 13 novembre ne change pas fondamentalement la donne. On comprend l’intense activité du président Hollande pour s’assurer du soutien des acteurs majeurs.
Or, écrivaient donc les Chinois, bien avant qu’un bombardier russe ne soit abattu par la Turquie à la frontière turquo-syrienne (6), une entente réelle ne peut être qu’éphémère : « C’est seulement lorsque les nations occidentales souffrent de pertes majeures, ou qu’elles sont sous une très grande pression, qu’elles accepteront de développer une collaboration contre le terrorisme avec des puissances comme la Russie ou la Chine. Au moindre changement, leurs intérêts géopolitiques et leur idéologie paranoïaque reprendront leur importance » (1). Plus encore, les accords des Occidentaux entre eux sont obérés par des désaccords profonds. « Lorsque le président Obama rencontrera son homologue François Hollande mardi, il aura en tête plus que de montrer sa solidarité dans la lutte contre le terrorisme. Il travaillera à s’assurer que Hollande adhère bien à l’effort international pour unir et isoler Vladimir Poutine pour son agression en Ukraine » note Michael Crowley pour Politico (7) dans un papier repris par le site russe Sputnik. En cause, les sanctions contre la Russie, qui arrivent à échéance fin janvier 2016. Or, l’équipe d’Obama « n’est pas certaine des intentions de Hollande. Le président français – dont le pays perd des contrats avantageux avec Moscou à cause des sanctions, s’est montré optimiste ces dernières semaines en évoquant leur retrait possible ».
Pour Barack Obama, dont le dessein essentiel est de contrer l’apparition d’une Eurasie – et d’empêcher un rapprochement Europe Russie – une entente avec les Russes ne peut être que conjoncturelle.
Ensuite, il y a les ambiguïtés des alliés de l’Occident, nous parlons ici de la Turquie – chacun sachant que l’Arabie Séoudite et le Qatar soutiennent eux clairement diverses composantes de l’Etat islamique, pour des raisons de proximité idéologique et de haine religieuse contre les chiites (religion pratiquée en Iran, dans une partie de l’Irak et en Syrie) – parmi d’autres. Ce grand Etat, remarque Eric Denécé, est héritier du puissant empire ottoman et – nous l’avons dit ici – sa population consciente de l’être. « Mais ce pays s’est profondément ré islamisé depuis l’arrivée au pouvoir d’Erdogan, membre du bureau international des Frères musulmans, qui s’acharne à gommer toute trace de l’œuvre de modernisation et de laïcisation du pays conduite par Moustapha Kémal » (8). Bien que membre de l’OTAN, il poursuit ses intérêts propres et lutte par exemple contre les Kurdes, qui dans le nord de la Syrie combattent pourtant l’Etat islamique. Or, ajoute l’essayiste Roland Hureaux (9), « Erdogan n’aurait pas tant d’assurance s’il n’avait l’appui discret, mais semble-t-il déterminé des Etats-Unis. Ses intérêts convergent avec ceux de Washington il est (pas toujours, mais le plus souvent) contre les Russes, il est contre la Syrie de Bachar el-Assad». Il joue également contre l’Europe, fût-ce en servant de passage à « deux flux contraires mais également dangereux» : en effet, « de l’Est vers l’Ouest passent des milliers de djihadistes qui viennent du monde entier et vont renforcer Daesh. De l’Est vers l’Ouest vont des milliers de réfugiés syriens ou irakiens qui rejoignent la côte d’Asie mineure pour tenter de passer en bateau eu Grèce ».
François Hollande se souviendra-t-il, mercredi soir lors de son diner avec Angela Merkel, que celle-ci, de son propre chef et dans ses conditions, est allée proposer au président turc de reprendre les négociations d’adhésion à l’UE, ou d’accorder la libre circulation aux Turcs dans l’espace Schengen ? Comment par ailleurs va-t-il gérer la « réunion d’urgence » de l’OTAN ce 24 novembre, l’organisation ayant été saisie par la Turquie afin « d’informer les alliés » (et non d’invoquer l’article 4, ouverture de consultations formelles) de « l’incident » avec le bombardier russe ?
On peut encore de demander comment le président français va gérer l’invraisemblable course qu’il a donnée à la politique étrangère française, incapable de définir une priorité claire à ses objectifs, livrant aide et armes à l’un des groupes rebelles en Syrie au moins (al Nosra, avatar d’al Caïda, pour ne rien dire de la fantomatique Armée syrienne libre), faisant affaire avec les soutiens de l’Etat islamique « en toute confiance » selon Laurent Fabius (il évoquait l’Arabie Séoudite quand il est muet sur les exactions de l’Etat wahhabite au Yémen (10)) – pour faire bref. Demandant à ses armées des efforts toujours plus grands et dispersés, à l’intérieur comme à l’extérieur, sans effort budgétaire supplémentaire. Tout cela devient banal, la parole dans les médias comme libérée après le 13 novembre. Reste une question pour nous essentielle : après les postures martiales, les petites roueries politiciennes, les annonces spectaculaires, une même ligne sera-t-elle tenue ? Le chef d’état major des armées, Pierre de Villiers, tempérait déjà le 22 novembre, dans un entretien donné au JDD, la portée du rapprochement franco-russe, après avoir conversé avec le chef d’état-major russe : « J’ai parlé jeudi à mon homologue russe, le général Valeri Guerassimov, pendant trente minutes au téléphone (…) et on a discuté des moyens techniques à mettre en œuvre pour éviter que nos bâtiments se ‘tamponnent’ au large de la Syrie ». Or, remarque Laurent Lagneau pour OPEX 360, il n’est pas question là de coordination des frappes : « Reste que, à l’heure actuelle, il n’est nullement question de coordonner des frappes contre l’EI (État islamique ou Daesh) avec les forces russes. Et les Rafale M et Super Étendard Modernisés (SEM) du Charles-de-Gaulle opéreront en Syrie dans le cadre du mémorandum d’entente entre les États-Unis et la Russie concernant l’espace aérien syrien. ‘’C’est un système qui fonctionne et qu’il faut garder parce qu’il permet d’éviter que les avions se télescopent dans le ciel de la Syrie’’, a fait valoir le général de Villiers. Et d’ajouter : ‘’ Nous n’avons pas, à ce stade, de coordination de frappes ou d’identification de cibles en concertation avec les Russes, même si nous avons le même ennemi, Daesh’’ » (11).
Puis il poursuit, sachant qu’il n’y aurait « pas de victoire militaire contre Daesh à court terme » : « Nous, les militaires, nous sommes habitués au temps long. Mais nos sociétés vivent dans le temps court et veulent des résultats tout de suite. En Syrie et en Irak, nous sommes au coeur de ce paradoxe ». Soit. Mais justement, les Chinois ne pensent pas que nous ayons beaucoup de temps : « L’alliance anti-terroriste entre l’Ouest et la Russie, bien qu’elle soit une bonne chose, ne peut exister qu’à une échelle limitée et ne durera pas longtemps, sauf si l’Occident continue d’être la victime du terrorisme. Nous ne lui souhaitons pas cette malchance » (1).
Chacun peut reconnaître que la situation est complexe. Il est d’autant plus important pour le président français de tenir une ligne logique et ferme. Les zigzags et les incohérences de son quinquennat – et de celui de son prédécesseur, ont fait perdre à la France le rôle qu’elle a souvent su jouer d’intermédiaire indépendant dans son histoire d’après guerre.
A cette aune, les Chinois ne sont pas les seuls à douter.
Hélène Nouaille
Notes :
(1) Global Times, le 19 novembre 2015, Politics may eclipse anti-terror alliance
http://www.globaltimes.cn/content/953568.shtml
(2) Debka.com, le 18 novembre 2015, Acting on secret Obama-Putin deal, Moscow’s air strikes focus first on rebels, next on ISIS
http://www.debka.com/article/25026/Acting-on-secret-Obama-Putin-Syria-deal-Moscow%E2%80%99s-air-strikes-focus-first-on-rebels-next-on-ISIS-
(3) Courrier international, le 16 novembre 2015, Les Américains frappent les camions-citernes de Daesh
http://www.courrierinternational.com/article/petrole-les-americains-frappent-les-camions-citernes-de-daech
(4) Sputniknews.com, le 18 novembre 2015, 500 camions-citernes détruits par les avions russes en Syrie
http://fr.sputniknews.com/international/20151118/1019627856/syrie-ei-camions-frappe-destruction.html
(5) Le Monde, le 15 septembre 2015, Nathalie Guibert, Les limites de l’engagement militaire français
http://www.lemonde.fr/international/article/2015/09/15/les-limites-de-l-engagement-militaire-francais-en-syrie_4757401_3210.html
(6) RT, le 24 novembre 2015, Un bombardier russe abattu en Syrie près de la frontière turque
https://francais.rt.com/international/10920-avion-chasse-syrie
(7) Politico, le 23 novembre 2015, Michael Crowley, Obama to Hollande : Stay the course against Russia
http://www.politico.com/story/2015/11/obama-hollande-216118
Reprise par Sputnik (en français) le 24 novembre 2015 :
Obama cherchera à briser le rapprochement Hollande-Poutine
http://fr.sputniknews.com/international/20151124/1019755667/obama-hollande-poutine-sanctions.html
(8) CF2R, le 17 novembre 2015, Eric Denécé (Centre français de Recherche sur le Renseignement), Bas les Masques !
http://www.cf2r.org/fr/editorial-eric-denece-lst/bas-les-masques.php
(9) Atlantico, le 13 novembre 2015, Roland Hureaux, Mais quand l’Europe se rendre-t-elle compte qu’elle a un problème avec Erdogan au moins aussi grave qu’avec Bachar el-Assad ?
http://www.atlantico.fr/decryptage/mais-quand-europe-se-rendra-t-elle-compte-qu-elle-probleme-avec-erdogan-au-moins-aussi-grave-qu-avec-bachar-el-assad-roland-2439604.html
10) Voir Léosthène n° 1011 du 28 mars 2015, Yémen : coup de force de l’Arabie Séoudite, menace d’embrasement
« La nouvelle la plus importante du jour (jeudi 26 mars 2015) est le début, dans la nuit du 25 au 26, de la deuxième guerre par procuration, au Yémen (la première étant bien sûr la guerre civile en Ukraine, jeu d’échec entre les Etats-Unis avec pour second une Europe qui traîne les pieds, et le Kremlin), où (…) une coalition emmenée par l’Arabie Séoudite et soutenue par les Etats-Unis a lancé un assaut aérien contre les rebelles (chiites) Houthis à la demande du gouvernement qui a choisi de s’exiler (aux dernières nouvelles, le président yéménite était à Oman) ». Cette coalition, qui a pour nom « Tempête décisive », engage une dizaine de pays et leurs armes (voir la carte) confirmait la chaîne de télévision Al Arabiya, dont l’Egypte, le Maroc, la Jordanie, le Soudan, le Koweït, les Emirats arabes unis, le Qatar, le Bahreïn – et semble-t-il le Pakistan. Ryad contribue avec 100 avions de guerre et pourrait intervenir avec des troupes au sol (150 000 hommes sont rassemblés à la frontière du Yémen). L’Egypte annonce qu’elle tient prêts 40 000 hommes (troupes d’assaut), des avions et des navires de guerre.
(11) Opex360, le 22 novembre 2015, Laurent Lagneau, Le général de Villiers nuance le rapprochement franco-russe sur la lutte contre Daesh en Syrie
http://www.opex360.com/2015/11/22/le-general-de-villiers-nuance-le-rapprochement-franco-russe-au-sujet-de-la-lutte-daesh-en-syrie/
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