Pourquoi diable Recep Tayyip Erdogan a-t-il choisi de faire abattre un bombardier russe le mardi 24 novembre dernier à la frontière turco-syrienne ? Parce qu’il est au désespoir, répond le quotidien britannique The Independant : « La Turquie n’a aucun intérêt à apporter au conflit syrien une solution pacifique que les puissance mondiales sont en train de chercher » écrit Ranj Alaaldin (1), un expert du Moyen-Orient attaché à la London School of Economics. « Sombrant de plus en plus dans le désespoir, elle tente d’attirer de nouveau l’attention sur le régime d’Assad et de compenser ainsi les échecs qu’elle a subis en Syrie et sur la scène géopolitique ». Une explication que Moscou doit partager, puisqu’elle est citée et reprise par le site russe Sputnik (2). « La décision d’abattre l’avion russe a donc vraisemblablement des raisons politiques – en particulier parce que l’avion, pour ce que nous en savons, ne posait aucune menace à la sécurité nationale turque ».Et de rappeler, comme nous le faisions ici à l’époque (3), les ambitions exprimées par Ahmet Davutoglu, alors ministre des Affaires étrangères turques, en octobre 2010, telles qu’il les confiait à Roger Cohen, éditorialiste au New York Times : « Nous ne voulons plus être un pays frontière, comme pendant la guerre froide. Nous ne voulons de problèmes avec aucun de nos voisins » (4). Les relations d’Ankara avec la Syrie – ennemi partagé jusque-là avec Israël, allié militaire depuis 1996 – avaient changé : Damas avait consenti à expulser le chef de la guérilla kurde (PKK) qu’il abritait. La Syrie, alors en négociation avec Israël (sur le Golan) avait affirmé sa volonté d’avoir la Turquie pour intermédiaire, sa diplomatie considérée comme « honnête ». Le vice-président adjoint syrien Mohammad Hassan Turkmani confirmait, dans une allocution télévisée : « Nous voulons un Proche-Orient édifié par les efforts des pays de la région et non un Proche-Orient façonné de l’extérieur. Les pays de la région sont les plus aptes à trouver des solutions à leurs problèmes » (3). Avec les Russes, on négociait hydrocarbures, oléoducs entre autres choses. Le président Abdullah Gül avait reçu en mai 2010 le président russe Dimitri Medvedev : « Nous maintenons notre coopération à un haut niveau. Je me réfère à notre coopération sur les problèmes du Moyen-Orient, sur le programme nucléaire iranien, sur le Caucase, sur la stabilité dans les Balkans ». La Turquie, héritière de l’Empire ottoman se sentait, se voulait, au centre du jeu – y compris par l’influence qu’elle pouvait avoir sur les anciens territoires de l’Empire. Avec Recep Tayyip Erdogan, premier ministre depuis mars 2003, et son parti, l’AKP, « islamique modéré », elle sert de référent en Occident et dans le monde arabe.
Le temps se gâte au cours de l’année 2011, avec les printemps arabes, l’échec de ses propositions pour « favoriser une issue pacifique au conflit en Libye » (avril 2011), la dégradation de ses rapports avec l’Iran  (5) – et avec Damas, où les efforts de dialogue d’Erdogan, intenses (il effectue une soixantaine de déplacements à Damas après le début des troubles) n’aboutissent pas. Retournement spectaculaire, la Turquie va accueillir, armer ou laisser armer sur son sol les déserteurs de l’armée régulière syrienne en rébellion contre le régime en place, compliquant ses propres relations avec sa communauté kurde (15 millions de Kurdes vivent en Turquie) que Damas menace à son tour d’armer en représailles, même si les Kurdes sont à son égard partagés, écrivions-nous en juillet 2012 (6) en notant que la Turquie se retrouvait en position difficile avec tous ses voisins, y compris avec les Russes, dont elle dépend pour son gaz. Ainsi, celle qui ne se voulait plus un « verrou » contre la puissance soviétique après la chute de l’URSS (1991), mais au-delà même d’un « pont » entre l’Orient et l’Occident une « puissance régionale », se voit-elle – ralentissement économique aidant – devoir renoncer à la « profondeur stratégique » chère à Ahmet Davutoglu. Ajoutons que le président Erdogan se lance à l’intérieur dans une série de procès politiques (plan Balyoz, tentative supposée justifier une intervention de l’armée pour reprendre le pays en main après une série d’attentas programmés, procès en septembre 2012 avec condamnation d’officiers généraux) – procès qui ne vont plus cesser, contre les magistrats, des journalistes, jusqu’à ce jour (7).
Que reste-t-il des atouts de la position turque ? Un pouvoir de nuisance.
Voilà qui n’a pas échappé à Moscou, qui a soigneusement pesé sa réaction à la destruction de son bombardier. « Beaucoup de demandent si Ankara pourraient limiter le passage des navires russes via les détroits du Bosphore et des Dardanelles, compliquant ainsi le ravitaillement de la base aérienne de Lattaquié et de la base navale de Tartous en Syrie », écrit le site russe Sputnik (8). « ‘Théoriquement, un tel acte est possible de la part de la Turquie qui peut physiquement fermer les détroits de la Mer Noire qu’Ankara qualifie de détroits turcs, mais la navigation via les Dardanelles et le Bosphore est régie par la Convention de Montreux de 1936’ (9) a rappelé à Sputnik Vassili Goutsouliak, expert russe du droit maritime. Et de préciser que, selon la Convention de Montreux, il faudrait que la Turquie soit en guerre déclarée avec la Russie pour pouvoir mettre cette mesure en application ». En guerre déclarée, voilà qui ne devait pas être dans l’esprit du président Erdogan, qui a choisi « d’informer » l’OTAN (et non pas de saisir l’organisation, la Turquie étant l’agresseur) – une manière de revenir au centre du jeu. Où il a été diversement accueilli. Le live de RT (Russia Today) en donne une idée, publiant le 24 novembre au soir que selon ce qu’une « source » avait confié à l’agence russe Ria Novosti après la réunion extraordinaire de l’OTAN il y avait eu « des différends lors de cette réunion de l’Alliance atlantique ». Une impression confirmée par l’appel au calme du Secrétaire général de l’OTAN (10) puis par l’embarras marqué du communique officiel (11) – et confirmée par nos propres sources.
Nous ne nous étendrons pas sur le jeu trouble de la Turquie avec l’Etat islamique : le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov, cité par le site américain Zero Hedge (12), « a rappelé à son homologue le rôle joué par la Turquie dans le trafic illégal de pétrole, qui est transporté au travers de la zone où l’avion russe a été abattu, et dans les infrastructures terroristes, dépôts et centres de contrôle d’armes et de munitions qui y sont aussi localisés. Des propos confirmés par d’autres, tel le général français (2S) Dominique Trinquand, qui a déclaré : ‘la Turquie soit ne combat pas l’Etat islamique du tout – ou très peu, et ne doit pas intervenir dans les différents types de contrebande qui s’exercent à ses frontières, que ce soit du pétrole, du phosphate, du coton ou des hommes ». Ajoutons qu’elle laisse passer les flux de migrants et de candidats au djihad dans les deux sens vers et depuis l’Europe, ce qui fait écrire à Ranj Alaaldin (1) : « L’Occident a apaisé et soutenu Erdogan à l’approche des (dernières) élections, dans le but de passer avec Ankara un accord sur le problème des réfugiés. Ils pourraient aujourd’hui le regretter. Erdogan ne va vraisemblablement pas être facile en négociation, mais il peut aussi leur tourner le dos. Il ne s’est jamais vraiment préoccupé de l’UE et n’a cherché à s’engager avec les Occidentaux que lorsqu’il était sous pression à l’intérieur ».
Aurait-il le pouvoir d’empêcher la mise en place effective d’une coalition anti Etats islamique ? Les arrière-pensées des uns et des autres y suffisent. Cependant, les Français semblent avoir trouvé un terrain d’entente avec les Russes : partage d’informations militaires (13), coopération (14), et ce au prix de concessions réciproques, Laurent Fabius lui-même ayant reconnu que des forces du régime syrien participent (!!!) à la lutte contre l’EI (15). Diverses autres mesures sont à l’étude. En attendant la suite, les avions turcs ne pourront plus survoler la Syrie, il n’y aura pas de no fly zone (zone de sécurité aérienne) à la frontière turco-syrienne, et le président Erdogan confie à France 24 (16) qu’il cherche en vain à joindre le président Poutine « qui ne le prend pas au téléphone ». Ah ! c’est moins facile qu’avec les velléitaires de l’Union européenne, prêts à tout pour ne rien obtenir au final… Quant au patron américain, il n’agira qu’en fonction de ses intérêts en prenant garde à éviter une césure dans l’OTAN et un affrontement direct avec les Russes. Il tiendra peut-être – pour l’heure – les rênes plus courtes.
Mais Recep Tayyip Erdogan joue avec des allumettes.
Disons comme le général Petraeus en 2003, à propos de l’Irak : « Dites-moi, comment ceci va se terminer » ?

Hélène Nouaille

 

Notes :
(1) The Independant, le 25 novembre 2015, Ranj Alaaldin, Turkey has spent years allowing jihadist groups to flourish – so beware its real reasons for shooting down a Russian plane
http://www.independent.co.uk/voices/turkey-has-spent-years-allowing-jihadist-groups-to-flourish-so-beware-its-real-reasons-for-shooting-a6747161.html
(2) Sputnik en français, le 25 novembre 2015, The Independant : Erdogan sombre dans le désespoir
http://fr.sputniknews.com/international/20151125/1019817753/turquie-erdogan-desespoir-politique-islamistes.html
(3) Voir Léosthène n° 615/2010 du 27 octobre 2010, Turquie : ouvertures opportunes
« Nous ne voulons pas être un pays frontière comme c’était le cas pendant la guerre froide » déclarait lundi le ministre turc des Affaires étrangères Ahmet Davutoglu, interrogé par l’éditorialiste du New York Times, Roger Cohen. Lequel précise, sans s’attarder sur ce que la disparition de l’URSS a changé pour le gardien du Bosphore, : «  Ahmet Davutoglu, qui a initié une doctrine en politique étrangère et qui est ministre depuis mai 2009, a irrité nombre d’Américains. Il est considéré comme l’homme du ‘virage à l’est’ de la Turquie, ami de l’Iran, ennemi d’Israël, allié inconsistant de l’OTAN, se méfiant du projet de bouclier anti-missiles (proposé par Washington à l’Europe), architecte habile du nouveau statut favorisé par la Turquie vis-à-vis des pays arabes ». La politique extérieure turque change. La Turquie ne sera plus le pays «flexible» aux souhaits de Washington. Pour autant, s’agit-il d’un virage à l’Est ?(4) The New York Times, le 25 octobre 2010, Roger Cohen, Turkey Steps Out
http://www.nytimes.com/2010/10/26/opinion/26iht-edcohen.html?_r=3
(5) Voir Léosthène n° 702/2011 du 5 octobre 2011, Turquie Iran : le temps se gâte
Pourquoi, se demandent les éditorialistes qui notaient, jusqu’ici, mille signes de rapprochement avec l’Iran, la Turquie a-t-elle accepté d’installer sur son territoire, au sud-est du pays, un radar anti-missiles d’alerte précoce dédié à l’OTAN par les Etats-Unis ? De fait, Téhéran prend très mal cette décision : « Nous avons dit à nos amis turcs qu’ils n’ont pas pris la bonne décision et que ce sera à leur détriment» déclarait le président iranien Mahmoud Ahmadinedjad à la télévision, énumérant les mesures de rétorsion possibles. Pourtant, les relations entre les deux voisins n’avaient cessé de s’intensifier : entre 2000 et 2008, les échanges commerciaux ont été multipliés par dix. Porté par une euphorie qui explique peut-être les embarras d’aujourd’hui, la Turquie paraît piégée, au contraire de ce qu’elle a voulu depuis la fin de la guerre froide, entre ses multiples attaches et alliances, dans une situation qui évoluera en fonction d’intérêts étrangers et d’événements (y compris économiques, un ralentissement est annoncé par le FMI) dont elle n’a pas la maîtrise. Et comme une prémisse logique et inopportune, le temps se gâte avec l’Iran…
(6) Voir Léosthène n° 774/2012 du 14 juillet 2012, Turquie : une stratégie dans l’impasse
La Turquie avait, pendant la guerre froide, quelques raisons de se sentir « assiégée ». Riveraine de la Mer Noire avec l’URSS, gardienne du Bosphore, membre de l’OTAN, elle jouait un rôle de verrou des mers chaudes à l’encontre de la redoutable puissance soviétique. Avec la fin de la guerre froide et la progression économique turque,, spectaculaire, la position du pays a changé, les lignes ont bougé. La Turquie, accotée à l’Union européenne, se pose en république laïque, alliée de l’Occident et héritière d’un califat musulman. Mais dans l’intense désordre moyen-oriental, où continuent de se confronter des intérêts géopolitiques anciens et renouvelés, sa stratégie a trouvé des limites.
(7) Sputnik, le 27 novembre 2015, Turquie : arrestation de journalistes ayant révélé les livraisons d’armes à l’EI
http://fr.sputniknews.com/international/20151127/1019851489/turquie-journalistes-arrestation.html
Pour Les procès politiques en Turquie, voir Léosthène n° 785/2012 du 26 septembre 2012
(8) Sputnik, le 26 novembre 2015, La Turquie pourrait-elle fermer le Bosphore à la Russie ?
http://fr.sputniknews.com/international/20151126/1019846500/turquie-bosphore-fermeture-russie.html
(9) Le texte de la Convention de Montreux (en français)
http://theatrumbelli.hautetfort.com/media/00/02/257308441.pdf
(10) BFMTV, le 24 novembre 2015, Avion russe abattu : l’OTAN appelle « au calme et à désescalade »
http://www.bfmtv.com/international/avion-russe-abattu-l-otan-appelle-au-calme-et-a-la-desescalade-932638.html
(11) OTAN, le 24 novembre 2015, Déclaration du Secrétaire général de l’OTAN à l’issue de la réunion extraordinaire du Conseil de l’Atlantique Nord
http://www.nato.int/cps/fr/natohq/news_125052.htm
(12) Zero Hedge, le 25 novembre 2015, Meet The Man Who Funds ISIS : Bilal Erdogan, The Son of Turkey’s President
http://www.zerohedge.com/news/2015-11-25/meet-man-who-funds-isis-bilal-erdogan-son-turkeys-president
(13) Le Figaro, le 26 novembre 2015, Terrorisme : France et Russie partageront leurs informations militaires
http://www.lefigaro.fr/flash-actu/2015/11/26/97001-20151126FILWWW00359-terrorisme-france-et-russie-partageront-leurs-informations-militaires.php
(14) Le Monde, le 27 novembre 2015, Isabelle Mandraud, François Hollande scelle le rapprochement avec Vladimir Poutine
http://www.lemonde.fr/proche-orient/article/2015/11/27/francois-hollande-scelle-le-rapprochement-avec-vladimir-poutine_4818875_3218.html
(15) FranceTVInfo/AFP, le 27 novembre 2015, Laurent Fabius envisage pour le première fois que des forces du régime syrien participent à la lutte contre l’Etat islamique
http://www.francetvinfo.fr/monde/proche-orient/offensive-jihadiste-en-irak/direct-laurent-fabius-envisage-pour-la-premiere-fois-que-des-forces-du-regime-syrien-participent-a-la-lutte-contre-l-etat-islamique_1194677.html
(16) France 24, le 26 novembre 2015, Erdogan à France 24 : « J’ai appelé Vladimir Poutine, il ne répond pas »…
http://www.france24.com/fr/20151126-turquie-entretien-erdogan-russie-exclusif-crise-poutine-avion-syrie