Il est certainement trop tôt pour mesurer l’étendue de ce qui se passe en France, mais la lassitude du politique régulièrement exprimée par les Français dans les études du CEVIPOF depuis 2010 – la dernière parue en janvier 2015 (1), leur défiance envers les partis politiques (9% seulement des sondés leur faisait plutôt confiance en décembre 2014, voir p. 27 du document) se sont nettement traduits dans les urnes (2). Ceux que la politique intéresse (ils n’étaient que 58%, voir p. 26) le disaient déjà nettement : la démocratie ne fonctionne pas très bien en France, ils étaient 73% à le penser (contre 48% en décembre 2009, voir p. 25). Les Français sont « attachés au principe de la démocratie, mais insatisfaits vis-à-vis de son fonctionnement », analysait alors Bruno Cautrès (3). Et pour se forger une opinion ? Eh bien ils ne font pas confiance aux médias : 75% des sondés n’ont « plutôt pas confiance ou pas confiance du tout » en eux – 1% seulement, pas d’erreur de frappe, 1% tout à fait confiance (voir p. 27). Pas plus d’ailleurs que 96% d’entre eux ne considèrent comme efficaces les discussions sur les blogs ou forums d’internet, un chiffre que devraient considérer les médias avides des opinions exprimées sur Twitter et autres Facebook…Un autre chiffre intéressant : 64% des sondés ne faisaient confiance ni dans la droite, ni dans la gauche pour gouverner le pays (15% dans la gauche, 20% dans la droite, voir p. 42). Et 37% pensaient que le Front national représentait le mieux l’opposition de droite (voir p. 43). Ils sont d’ailleurs 89% penser que les responsables politiques ne prennent pas leur avis en compte (contre 81% en 2009, voir p. 24) et plébiscitent donc le référendum pour s’exprimer (à 81%) – ce qui explique certainement les taux de participation à la seule élection où leur choix est direct, la présidentielle (taux supérieurs à 80%).
Tout est là, direz-vous, il faut regarder l’ensemble des réponses, mais lorsque le CEVIPOF a dévoilé son étude en janvier 2015, les médias comme les politiques, occupés par les attentats du 7 janvier à Paris – et peu soucieux de confronter leurs illusions aux résultats ? – n’en ont fait aucun commentaire. Ont-ils seulement consulté l’étude ? Ou l’auraient-ils oubliée ? Parce que ces chiffres, donnés depuis 2009 auraient peut-être modéré par exemple l’enthousiasme de quelques quotidiens (dont La Voix du Nord et le Monde) à quitter le domaine de l’information pour celui du militantisme dans leur charge éditoriale anti FN. Ou atténué la « surprise » des mêmes médias relevée par le Figaro qui titrait le 7 décembre sur cette presse « abasourdie » par les résultats du premier tour (4). Ce qui vaut pour la presse française mais aussi pour celle de l’étranger. Au vu des résultats constants mesurés depuis 2009, non, ce n’est pas « La terreur (qui) a mené le FN au triomphe » (le quotidien flamand De Standaard), opinion partagée par son confrère allemand Die Zeit Le Pen profite de la peur et de la terreur ») ou l’italien Il MessageroLa peur a récompensé Le Pen »). Est-ce pour autant une révolution ? (« La rivoluzione francese » titre Il Tempo en Italie). La presse britannique et américaine est plus prudente, « Retour à la réalité pour Hollande », titre Bloomberg, « Un choc mais pas une surprise », commente le Financial Times.
Remarquons l’exception du Süddeutsche Zeitung allemand (Christian Wernicke, depuis Paris) : « Les votes pour Le Pen ne sont pas dus à une colère soudaine contre les élites politiques. Ils ne représentent pas non plus seulement la suite d’une vague de peur et de terreur après les attentats du 13 novembre. Non, les résultats du FN augmentent depuis des années : de manière stable, forte, apparemment imparable ».
Imparable ? Mais quelle marche ont raté les partis politiques ? Parce que les thèmes, les préoccupations des sondés étaient là, dans l’étude, évidents, sur l’immigration (trop d’immigrés pour 69% des sondés contre 49% en 2009, voir p. 46), sur le désir de protection contre la mondialisation (40% contre 30% en 2009, p. 47), sur les réformes attendues du système capitaliste (45% en profondeur, 47% sur quelques points, p. 50), l’inquiétude pour les jeunes dans le futur (72% des sondés pensaient qu’ils auraient moins de chance qu’eux, p. 51), le lent détachement de l’Union européenne (qui était une bonne chose pour 42%, une mauvaise pour 24%, ni bonne ni mauvaise pour 33%, p. 52). A quoi donc sont occupés les partis politiques ? Certains le disent avec brutalité : « Les régionales, ils s’en tapent », écrit ainsi Jean-Paul Brighelli dans Causeur (5) : « comment rester en place en 2017 ? Ah, nos places ! ». Et, plus précis : « Comment ? Le FN ? Et nous ? Et nos places ? Nos prébendes ? Nos bénéfices sur la collecte des ordures ? Nos petites habitudes ? Nos petits arrangements ? ». La protestation est abrupte, mais nous pouvons en lire la généalogie, en particulier chez le théoricien du politique Julien Freund : si le peuple est théoriquement souverain, nous dit-il, « nous rencontrons l’antinomie de l’idée et du réel » quand il s’agit de sa représentation. « Ce n’est pas le peuple qui prend les décisions politiques (son rôle se réduit à celui du vote), mais ce n’est qu’une minorité de gouvernants ou de députés qui décident ». Or « le chemin de la Chambre » – fut-elle l’enceinte du Conseil régional, « passe par les partis ». Partis qui « ne sont pas seulement des groupements idéologiques, ils sont aussi des groupements d’intérêts, de sorte qu’en réalité les idées sont au service des intérêts ». L’objectif étant bien « d’arriver au pouvoir, de contrôler l’appareil de l’Etat ». Et « pour sortir victorieux dans la bataille électorale, les partis édifient un formidable appareil bureaucratique, et l’expérience nous apprend que le but de ces groupements n’est pas d’exercer leur activité au service du bien commun ou de l’éducation des masses, mais de ramasser des voix : le parti se prend lui-même comme fin ».
En nous souvenant que « dans toutes les machines politiques ce sont seulement quelques personnes, les chefs, qui décident de presque tout : ils fixent la ligne ou la tactique ».
Et nous sommes exactement dans la réalité que nous avons sous les yeux : de quoi est-il question aujourd’hui ? De la meilleure tactique pour « ramasser des voix » – c’est à dire des moyens financiers et d’influence, personne ne peut être dupe, programmes ou idées ne sont pas d’actualité – et n’intéressent pas les médias et leurs commentateurs, passionnés par les habiletés tacticiennes, les petits accords des arrière-cours d’où le grand public est exclu, ce qui les gonfle d’importance. Les discours des politiques pour « galvaniser les masses » et leurs poses avantageuses dissimulent des arrière-pensées politiciennes (Comment écarter mon opposition parlementaire ? En l’empêchant de siéger pendant six ans ? Comment être présent au second tour de la présidentielle en 2017 ? Comment – pour ceux qui se désistent – conserver quelques élus et quelques postes ? Comment devenir le chef incontesté ? Comment tenir les dissidents ? ). Regardons bien, cela concerne tous les grands partis – les plus petits n’ayant pas voix au concert. Julien Freund écrivait en 1951 : qu’est-ce qui a changé dans son constat ? « Ces faiblesses, soutenues par la volonté brutale de puissance, triomphent dans les organisations politiques, minent la confiance, agissent par destruction et par désagrégation ». A ce jeu, les politiques, occupés « à faire de la démagogie, oublient leur tâche essentielle qui est de faire de la politique ».
Le Front national est-il un parti comme les autres ? Il le deviendra le jour où il sera comme les autres installé avec « ses places, ses prébendes, ses intérêts », pour reprendre Jean-Paul Brighelli, mais il ne l’est pas aujourd’hui. Et le second tour – avec un gain effectif d’une ou plusieurs régions – n’est pas joué. Pour l’heure, il n’est qu’un mouvement (le mot a d’ailleurs été choisi par Marine Le Pen le 6 au soir) porteur d’une incontestable dynamique, qui séduit large, en particulier chez les jeunes (6). « Le vote du 6 décembre 2015 – même s’il reste à confirmer par le second tour dimanche prochain – montre une rupture avec tout ce qui a suivi mai 68 » écrit Stéphane Benoît-Godet pour Le Temps helvétique. Et le Front national offre aux jeunes, en effet, une certaine idée d’une France fière d’elle-même, de ses moyens, en capacité d’agir. Les temps ont changé : « A la fin du règne du général de Gaulle, ils (les jeunes) n’en pouvaient plus d’être corsetés ». Certes. Mais presque cinquante plus tard, la jeunesse demande le retour de l’ordre et un pays dans lequel ils puissent s’exprimer et agir, vivre, construire leur monde. Faut-il leur en vouloir de préférer le mouvement – le pari – au spectacle de partis en « désagrégation » fascinés par leur nombril ?
Allons plus loin avec Julien Freund : même si la démocratie et l’Etat idéal sont des idéaux inaccessibles, pourquoi les politiques et leurs partis ne tentent-ils pas de s’en approcher ? Parce qu’il y a, nous dit Freund, cette « éternelle tentation de l’homme de choisir une méthode plutôt qu’une fin. Vouloir pour vouloir, posséder la force par ambition, sans capacité et sans volonté de responsabilité ». Et, entendons bien, c’est cela qu’il désigne comme « l’éternel fascisme »…
La mise à nu est cruelle…

Hélène Nouaille

 

Notes :
(1) CEVIPOF (Centre de recherches politiques de Sciences Po)/CNRS, Baromètre de la confiance politique en 2015 (vague 6)
http://www.cevipof.com/fr/le-barometre-de-la-confiance-politique-du-cevipof/resultats-1/vague6/vague6prime/
(2) La Croix, Elections régionales premier tour, La carte des résultats (recherche par villes, départements etc.)
http://www.la-croix.com/Actualite/France/Elections-regionales-2015-la-carte-des-resultats-2015-11-30-1386874
(3) Commentaire de Bruno Cautrès : Démocratie française, toujours l’insatisfaction
http://www.cevipof.com/fr/le-barometre-de-la-confiance-politique-du-cevipof/rapports/insatisfaction
(4) Le Figaro, le 7 décembre 2015, La presse abasourdie par cette France « atteinte de lepenisme aigu »
http://www.lefigaro.fr/elections/regionales-2015/2015/12/07/35002-20151207ARTFIG00107-la-presse-abasourdie-par-cette-france-atteinte-de-lepenisme-aigu.php
(5) Causeur, le 8 décembre 2015, Jean-Paul Brighelli, Régionales : le déni
http://www.causeur.fr/regionales-fn-front-republicain-ps-35733.html
(6) 20minutes, le 7 décembre 2015, Régionales 2015 : 34% des jeunes ont voté Front national
http://www.20minutes.fr/elections/1745291-20151207-regionales-2015-34-jeunes-vote-front-national