Intérêts énergétiques et stratégiques rassemblent aujourd’hui les trois puissances, Inde, Chine et Russie, dans une configuration inédite, tandis que l’Union européenne et les Etats-Unis, pourtant demandeurs d’échanges et de marchés tous les deux, et de positions dominantes pour le second, revoient leurs ambitions à la baisse. Comment pouvons-nous lire ces changements ? Seront-ils durables ?Intérêts énergétiques
Au moins étaient-ils prévisibles dans le domaine de l’énergie. Nous avons là deux puissances émergentes, Inde (un milliard d’habitants) et Chine (1,3 milliard d’habitants) dont les ressources propres en énergie ne permettent pas – et nous le savons depuis longtemps – d’assurer le développement, bien que la Chine dispose des troisièmes réserves mondiales de charbon et que les deux puissances soient nucléaires. Nous avons, avec la Russie, le premier producteur mondial, dont l’effort de restauration après l’éclatement de l’empire soviétique dépend de la rente énergétique. Deux d’entre eux, l’Inde, qui importe 70 % de son énergie, et la Chine (“seulement” 40 %), devraient être concurrents sur un marché tendu en grande partie par l’augmentation de leurs propres besoins et pourraient donc s’affronter. Il semble pourtant que jusqu’ici un autre modèle prévale qui associe compétition et coopération.
Mais voyons, pour plus de clarté, comment la Chine a organisé sa recherche d’énergie en quelques chiffres simples (1) mais très éloquents pour ses seules importations de brut : en 2004, presque la moitié, 45,4 % provenaient du Moyen-Orient (Arabie Séoudite, 14 %, Oman, 13,3 % et Iran 10,8 %), 28,7% d’Afrique (Angola 13,2 % Soudan 4,7 % et Congo (3,9 %). De ses voisins d’Asie Pacifique 11,5 % (Vietnam 4,4 %, Indonésie 2,8 % Malaisie 1,4 %). D’Europe (Norvège) 1,6 % et du Brésil 1,3 %. Enfin, le grand voisin du nord, la Russie, lui fournit 8,8 % de son brut, en augmentation de trois points par rapport à 2003. On comprend la problématique chinoise : le marché étant verrouillé par les grandes puissances industrielles, la Chine s’adresse aux partenaires possibles, “fréquentables” ou non, en pratiquant avec eux une politique d’échanges bilatéraux (construction d’infrastructures, aides diverses) qui lui a permis de s’implanter durablement et pas seulement pour le pétrole (2). Parfois, la “chasse” empiète sur des terrains réservés : c’est le cas au Nigeria, au Canada, au Venezuela, gros fournisseurs des Etats-Unis.
Par ailleurs, Inde et Chine développent une politique d’acquisition. On se souvient de l’offre chinoise sur Unilocal – repoussée pour des raisons de “nationalisme économique” par le Congrès américain au bénéfice de Chevron. Une nouvelle offre est en cours sur une compagnie canadienne (PetroKazakhstan), d’abord par Oil and Natural Gas Corporation indienne, puis par la China National Petroleum Corporation. Les Chinois participeraient à la construction d’un oléoduc reliant Atasu, au Kazakhstan, à leur province de l’ouest dont ils souhaitent développer l’économie. Ils jouent un rôle essentiel en Birmanie, où ils ont installé des chantiers navals dans les îles Mergui, tout près de la côte birmane – mais l’Inde n’est pas en reste (projet de création d’un port en eau profonde à Dawei, dans la province sud de Tanintharyi) et l’on parle, ensemble, d’oléoducs (3) et de complexes infrastructures routières. On connaît encore les accords russo-chinois (Gasprom) pour les ressources sibériennes (au détriment du Japon).
Il ne suffit pas en effet de trouver la ressource, encore faut-il l’acheminer, pour l’Inde comme pour la Chine : pour les Indiens, l’objectif est, par exemple, de gagner l’Iran directement par un gazoduc qui traverserait le Pakistan (projet auquel les Etats-Unis s’opposent). Les Chinois s’installent sur la côte du Mekran (dans la province pakistanaise du Baloutchistan) près des routes du pétrole moyen-oriental. Le port de Gwadar est à 72km de l’Iran. Il y a en effet, entre la Chine et près de 80 % de son approvisionnement, le détroit de Malacca, dont les pays riverains (Indonésie, Malaisie) peinent à assurer la sécurité, sans accepter pour autant l’aide américaine, considérée comme une ingérence : l’Inde pourrait jouer un rôle important, essentiel pour la Chine. On voit comment les deux géants asiatiques, contournant leurs différents (en particulier sur le sujet du Pakistan) tempèrent, par réalisme, leur rivalité.
Le troisième larron, la Russie, est lui producteur – Il a cherché, dans son histoire (4) comme aujourd’hui, des ouvertures au sud et doit écouler ses hydrocarbures. Développer échanges et infrastructures avec ses voisins proches a la couleur de l’évidence. Entre eux, un carrefour, l’Asie centrale.
Intérêts stratégiques
“ La période romantique de la “révolution orange” a pris fin depuis longtemps, comme celle de toutes les autres révolutions de velours ou colorées” écrit Alexéi Makarkine (5) à propos du limogeage par Victor Iouchtchenko de tout son gouvernement en Ukraine (notons que le premier ministre par intérim est Iouri Ekhanourov, gouverneur de la région pro russe de Dniepropetrovsk). L’enthousiasme d’un certain nombre des pays ex soviétiques pour le nouveau tuteur américain avait déjà faibli, nous l’avions souligné en juillet dernier (Léosthène n° 140). Kazakhstan (riche en pétrole), Kirghizistan, Ouzbékistan et Tadjikistan (frontalier de la Chine et de l’Afghanistan), qui craignent l’ingérence américaine pour la pérennité de leurs régimes, alliés à la Chine et à la Russie, ne veulent plus des Américains pour “ monopoliser ou dominer les affaires internationales ”, et appellent au respect de la “ non interférence dans les affaires internes d’états souverains ”. Ajoutons à ce groupe (Organisation de Coopération de Shanghai, OCS), avec le statut d’observateurs, le poids de l’Inde (à la demande de la Russie), celui du Pakistan proposé par la Chine, ainsi que de l’Iran lui-même.
Voilà qui permet aux “ petits pays ” d’échapper aux conséquences d’éventuelles sanctions économiques américaines (prises, par exemple, à l’encontre de l’Ouzbékistan par le Congrès), Chine et Russie pouvant leur assurer le vivre et le couvert – et la sécurité. Voilà aussi qui présente un danger pour la présence euro-américaine en Afghanistan, puisque plusieurs bases militaires utilisées en logistique pour la pacification de l’Afghanistan voisin y sont installées (Manas au Kirghizistan, droits de survol et hébergement d’un contingent français au Tadjikistan, base en Ouzbékistan). L’OCS a demandé à l’OTAN et aux Etats-Unis un calendrier de retrait. Les visites, au mois de juillet, de Donald Rumsfeld (hors l’Ouzbékistan) et du ministre français de la Défense Michèle Alliot-Marie n’étaient donc pas touristiques. Les accords trouvés sont de court terme. Et même si Washington réagit en proposant des accords bilatéraux pour “casser” un axe uni, on voit bien où sont les intérêts des anciens satellites russes. Exemple Kirghize (RIA Novosti, le 9 septembre 2005) : “ La Russie revient en Kirghizie. L’administration du président et le gouvernement ont élaboré un paquet de documents intitulé « plan de renforcement de l’influence russe en Kirghizie ». Il englobe la totalité des axes stratégiques de la coopération bilatérale, à commencer par les contacts dans la sphère militaire et les livraisons d’armes pour finir par la construction conjointe d’ouvrages économiques et énergétiques ”. Et la réduction de 50 % de la dette kirghize.
La Chine, quant à elle, a besoin de stabilité à sa porte ouest, pour des raisons de maîtrise de populations remuantes (et musulmanes, les Ouïgours du Xinjiang) et de routes énergétiques depuis la Caspienne (dont l’Iran est riverain). Elle coopère avec l’Inde sur les champs pétroliers de Yaharavan, financés en commun entre Chine, Inde et Iran. Elle a d’autre part besoin des Russes pour son armement (6) : “ Le président russe Vladimir Poutine et le ministre chinois de la Défense Cao Gangchuan se sont penchés mercredi non seulement sur la coopération technico-militaire et la sécurité, mais aussi la coopération politique Russie-Chine, la coopération sur la scène internationale, le renforcement des structures et les activités de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS), a rapporté l’assistant du président russe Sergueï Prikhodko ”. (RIA Novosti, 7 septembre). Il y avait à la clef de cette rencontre également la signature d’un contrat de matériel de guerre. Les trois nations enfin plaident pour “ la démocratisation des relations internationales et le multilatéralisme, tiennent pour l’avènement d’un nouvel ordre international qui soit loyal, rationnel, équitable au bénéfice mutuel, et promeuve le dialogue Nord-Sud et la coopération Sud-Sud ” – déclaration conjointe indo-chinoise que ne désavouerait ni Vladimir Poutine, ni le brésilien Lula.
Bien sûr, entre l’Inde et la Chine, il y a le Pakistan et son armement nucléaire d’origine chinoise, un souci majeur pour l’Inde. Mais après tout, le camp américain, qui s’est engagé dans une cour effrénée du géant indien, est aussi l’allié du Pakistan, un autre souci majeur. Avec la Russie, les liens sont anciens, n’oublions pas que l’Inde, pays non aligné pendant la guerre froide, a été de facto un allié.
Le nouveau jeu géopolitique a donc des bases solides. Le groupe de Shanghai et ses observateurs associés représentent la moitié de l’humanité. Durbles, ces liens, demandions-nous en introduction ? Il y a des éléments stratégiques objectifs pour que les trois puissances continuent, pour les unes leur croissance, pour la Russie son rétablissement, en favorisant les conjonctions d’intérêts et la prudence pour les sujets qui fâchent. Il y a concordance entre les discours, les démonstrations (pensons aux exercices militaires russo-chinois spectaculaires) et les actes, en particulier avec les puissances émergentes du Sud. Après tout, ce sont les Etats-Unis de Georges Bush qui y perdent : l’opportunité de “ domination mondiale ”, de déconstruction de la Russie et d’encerclement de la Chine s’est fortement réduite avec l’enlisement (annoncé) en Irak et l’ambivalence de Washington devant la montée en puissance chinoise. L’Europe, elle, continue de commercer avec tout le monde, la Russie, l’Inde, la Chine… et l’Asie centrale. Qu’a-t-elle à perdre d’un monde multipolaire ?

Hélène Nouaille

 

Notes :
Nous avons choisi pour la traduction des noms russes en français l’orthographe proposée par l’agence russe RIA Novosti.
Carte : http://www.lib.utexas.edu/maps/commonwealth/kazakhstan_pol01.jpg La carte donne une bonne idée de la région, des frontières avec la Russie, la Chine et l’Afghanistan et des voies de communication (routes et voies ferrées) qui relient la mer Caspienne et son pétrole (le Kazakhstan en est riverain) à la Chine. La frontière pakistano-indo-chinoise est cachée sous la légende
(1) Chiffres extrapolés des données chinoises (China OGP) et donnés par Foreign Affairs n° septembre octobre 2005.
(2) Très organisés, les Chinois, par l’intermédiaire de leur Commission pour le développement en la réforme, ont publié une liste des pays où l’investissement leur paraît favorable. D’autre part, il existe depuis l’année 2000 un “ Forum de coopération Chine-Afrique ” comportant 44 pays. Les contacts, voyages, travaux se sont multipliés avec l’Algérie, l’Egypte, mais aussi le Gabon, les pays du Golfe de Guinée, l’Afrique centrale, Tchad, Niger etc. En Amérique Latine, des accords divers ont été signés avec le Brésil, mais aussi dans les Caraïbes et avec Chavez, au Venezuela. En Amérique du Nord, un accord est à l’étude avec le Canada (construction d’un oléoduc vers la côte ouest). L’Australie fournit du gaz à la Chine.
(3) Voir Léosthène n° 113 du 16 avril 2005 : “ Inde Chine, avis de beau temps ”.
(4) Voir Léosthène n° 52 du 1er septembre 2004 : “ la Russie, la terre et la mer ”
(5) Directeur général adjoint du Centre des technologies politiques russe, Ria Novosti, le 9 septembre 2005.
(6) On sait que la dernière rencontre UE Chine n’a pas résolu la levée de l’embargo européen sur les armes, les Européens s’étant, cette fois encore, inclinés devant le veto US.